A force de regarder les reflets des nuages dans l’eau, il s’opère un transfert : plus lumineux, plus denses et colorés, d’une netteté de couleur agréable à l’œil (et pourtant d’une inquiétante teinte de surnaturel), les nuages reflétés deviennent soudain plus « réels » que les originaux : le passage d’un élément à l’autre les enveloppe d’une matière nouvelle et même le friselis des vagues (pourtant lui aussi causé par son frère invisible du ciel, le vent) leur confère une texture, les rend presque palpables ; à longer la rivière, les yeux tournés vers eux, on se prend à tendre la main et l’on imagine le terme d’une course, dans le verrou d’un fond de vallée, où ils ne pourraient plus nous échapper. A cette source d’images on boirait jusqu’à plus soif – c’est-à-dire à jamais.
A force de regarder les reflets, à force de fuir l’attraction du ciel, si l’on se tourne soudain les yeux vers lui, on ressent l’impression fugitive, fulgurante, que c’est sur lui que le reflet s’est imprimé : le même motif n’y est-il pas plus incertain, plus flou, plus gris ? et le trajet des nuages chassés, discipliné par la rivière, semble perdu dans le vaste désordre du ciel.
Sous certains angles de lumière, dans certaines échappées du soleil, dont je n’arrive ni à comprendre ni à retenir les complexes arrangements, la danse entre le paysage des bords de rivières – arbres, maisons, oiseaux, rochers – et leurs reflets, dont l’eau noire imprime parfaitement les couleurs et les ombres, il se fait d’infinis renversements – et l’on se tord le cou à vouloir remettre le monde à l’endroit.
C’est en ces lieux que naquit la conception, pas si fantaisiste, selon laquelle ce que nous nous imaginons voir est plus réel que ce que nous voyons – ou ce que nous voyons plus illusoire que son reflet, qui nous plonge d’emblée dans le monde intérieur de nos sortilèges et de nos enchantements.
Ai-je dit que Brocéliande n’était pas loin ?