LE PAYS OU CE BLEU N’EXISTE PAS

19 mars 2012

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.. c’est la Grèce – ou plutôt la Grèce ancienne – si j’en crois (et pourquoi ne pas le croire) l’ « historien des couleurs » (il y a des professions qu’on aurait aimé exercer) Michel Pastoureau.

Reprenons : d’après le professeur Pastoureau, si Homère emploie soixante mots différents pour qualifier les paysages, seuls deux peuvent se rapporter à ce que nous appelons le bleu – comme celui de ce ciel photographié aujourd’hui au-dessus de la vallée du Blavet, près de Lorient. Or ces deux mots, kyaneos et glaukos, peuvent « signifier » du bleu mais l’un – le premier – peut aussi bien désigner ce que nous appellerions du violet, du brun ou du noir ; quant au second, il s’applique à toute couleur de faible densité, et serait aussi bien rose ou vert pâle… Le bleu de la mer grecque ? le bleu de son ciel, dont l’évidence nous paraît définir une certaine sensation de la Grèce : les Grecs de l’époque homérique ne le « voyaient » pas – pas plus qu’Aristote, le premier théoricien des couleurs, qui omet le bleu de sa palette.

J’en suis resté bouche bée la première fois que j’ai lu cette histoire, dans le bien-nommé « Bleu » dudit Pastoureau, histoire qu’il reprend dans un livre plus récent, délicieusement intitulé « les Couleurs de nos souvenirs ». Je ne m’en lasse pas – et je ne m’en remets pas.

Y a-t-il façon plus spectaculaire, plus incontestable, de nous montrer la fragilité de toute tentative de reconstitution des sensations – et, partant, de reconstruction de l’univers intérieur des hommes ? Cette absence de bleu chez les Grecs a tellement choqué que certains ont tenté de lui donner une explication « rationnelle » : à ce stade de l’évolution, les Grecs n’auraient pas « vu » le bleu – au sens neurologique. Bien sûr, ça ne tient pas la route : selon toutes probabilités, les Grecs voyaient comme vous et moi. Mais il semble qu’ils s’intéressaient plus à une certaine qualité de lumière – ou bien qu’en matière de couleurs ils s’en tenaient à la trilogie qui a semble-t-il dominé l’humanité de l’ère préhistorique au Moyen Age : le blanc, le noir, le rouge…

Quelles sont les couleurs que nous ne voyons pas aujourd’hui ? ou bien celles que nous ne voyons plus ? de quelles sensations sommes-nous privés, et lesquelles développons-nous ? qu’entendons-nous, là où nous étions sourds ? ou bien que n’enregistrons-nous même plus ?

Ou bien encore: nous croyons vivre dans un environnement où nos sensations sont raisonnablement stables et se retrouvent dans un langage plus pius moins partagé par les autres – tout juste concéderons-nous l’ambiguïté des nuances… ou les limites des connaissances. La vérité du bleu (si j’ose dire) nous plonge au contraire dans l’incertitude, le doute permanent – et devrait nous amener à une interrogation perpétuelle, de préférence sur ce que nous tenons de plus acquis… 

Le peu de neurologie que je comprends me laisse entendre que la variété, la complexité et le nombre de nos circuits neuronaux internes nous donnent une infinité de possibilités de perceptions qui commencent tout juste à être explorées ; il reste donc à tâtonner dans l’histoire des cultures, des sensibilités, pour s’y retrouver dans ces absences de bleu – et ne pas les voir comme des manques (voir le bleu serait un « progrès ») mais comme nous entendons des sons lointains, des harmonies étrangères qui nous charment mais dont les règles – et la mélodie secrète – nous échappent.

Sources : « Bleu », de Michel Pastoureau (collection Points Seuil). « Les couleurs de nos souvenirs », du même auteur (Le Seuil, collection Bibliothèque du XXie siècle).