Il va falloir que je m’y fasse : dans des conditions que je ne comprends pas bien, un certain compagnon secret (Bizot dit « allocutaire » – le seul mot qu’il ne devrait pas avoir le droit d’utiliser… allocutaire !) apparu en moi dans des conditions mal éclaircies (et que j’ai nommé « Anon » pour des raisons tout aussi peu évidentes), m’a fait écrire une épopée de plus de 10.000 vers… Ca s’appelle « les Jartés » et ça raconte les cinq jours de l’arrivée d’un nouveau PDG dans une PME qui ne va pas très bien – et dont le comité d’entreprise doit voir la présentation du mal nommé « plan social ».
Ô vous, mes vingt-trois abonnés qui me likez, et vous, qui passez ici par hasard ou curiosité, je sais, c’est difficile, mais il faudra patienter jusqu’en janvier pour découvrir l’œuvre complète – le temps pour moi de l’épousseter et d’en lire des extraits là où on veut bien de moi.
C’est ainsi que j’été accueilli au « Genre Urbain », une merveilleuse librairie de Belleville qui vient de doubler sa surface, et où quelques fous dangereux (Savier, Sophie and gang) se démènent pour persuader les sceptiques que les livres, c’est quand même quelque chose… Lectures, ateliers-jeunesse, pièces de théâtre au sol : ça n’arrête pas.
C’est en ce lieu, face à une cinquantaine d’auditeurs bienveillants, que j’ai fait mes débuts… Brève présentation d’Anon, qui m’aurait envoyé son manuscrit sous pli anonyme par la poste ou par mail… Personne, semble-t-il, ne me croit… Bon, au moins j’aurai essayé ! Puis lecture : les voix de mes « Jartés », depuis le temps que je vis avec elles, je commence à les connaître, elles jaillissent et se répondent sans effort… Pas trop perdu dans mon texte j’entends les rires – surtout un ou deux, particulièrement reconnaissables (je ne nommerai personne) – et quand je lève les yeux ils se dirigent toujours vers les mêmes visages. C’est déconnant – c’est émouvant – en tout cas à chaque lecture (silencieuse ou non), j’ai l’impression de brasser cette misère de nos « petites vies » et d’en extraire quelque chose d’élémentaire… de juste… en tout cas je m’y retrouve, presque avec de la surprise.
Tout au fond de la librairie, derrière les chaises, je regarde vers la vitrine où passent la silhouette et le sourire de Samira, mon amie aujourd’hui absente, qui la veille m’a fait répéter sans relâche dans un jardin public (« Mais, Samira, les gens vont m’entendre… – Ben oui, et alors ? C’est pas ce que tu voulais ? »). Pas le temps de me demander si elle serait contente… merde, j’ai mangé un mot… ah zut, là j’ai pas levé les yeux… attention, le micro est trop loin…
« Les Jartés » se passent dans une maison d’édition parce que je connais, mais le compliment le plus gentil qu’on puisse me faire c’est de me dire que ça se passe n’importe où, là où des gens inquiets attendent que le ciel leur tombe sur la tête – dans ce monde étrange où la vie continue alors qu’on la croit finie. C’est bien là que nous vivons, n’est-ce pas ?
En dehors – j’imagine – d’une certaine dose d’exhibitionnisme (rien de plus dangereux que l’exhibitionnisme du timide), j’ai envie dans les semaines qui viennent de continuer à entendre ce texte par les oreilles des autres. Bien sûr il y a les scories évidentes (celles qui n’ont pas été éliminées par les dizaines de lectures précédentes…), des répétitions… mais c’est plus subtil que ça, on peut appeler ça « le retour de l’oreille » – c’est-à-dire la réintroduction de la musique dans la langue.
La lecture silencieuse l’a tellement emporté dans nos pratiques qu’on finit par oublier l’origine : les mots sont d’abord ces bruits que l’on fait avec sa bouche, et le récit est d’abord une chanson… qui se récite, se déclame, se polit peu à peu, se déforme au fur et à mesure qu’elle est transmise… Pour continuer d’exister, elle doit accepter de changer sans cesse – un peu comme dans ce jeu où quelques mots chuchotés circulent de bouche à oreille de participant.
« Les Jartés » de janvier 2013 ne seront pas ceux de mars 20012 – et j’espère que l’écrit ne les « arrêtera » pas, ne les figera pas, que leur bonheur d’écriture gardera vivante la source des paroles.
« Le Genre Urbain », 60 rue de Belleville.