Ecrire à propos de Houellebecq c’est sans doute écrire quelque chose qui a déjà été écrit à son sujet, si ce n’est par lui-même, c’est aussi avoir l’impression désagréable de se trouver l’intérieur d’un roman de Houellebecq – ceci pour commencer en utilisant les italiques qui lui sont chères pour dire ce qui compte. Par l’adulation ou la détestation, il semble provoquer un dommage collatéral étrange : on écrit comme lui, qu'on le veuille ou non.
Il est donc difficile de s’arracher à cette dichotomie, à cette injonction d’être pro ou anti. L’auteur de cette injonction, c’est bien entendu Houellebecq lui-même, qui a en quelque sorte adopté une stratégie éditoriale à la Le Pen, semant dans ses textes et dans ses déclarations des provocations savamment calculées « pour épater le bourgeois » – eût-on dit en d’autres temps. La posture de la détestation du monde, de la solitude hargneuse, a vite compris ce malin, ne suffit pas : son prédécesseur Pierre Michon s’y est englué, empêtré et ne s’en sort plus. Certes elle a assuré au Creusois un culte, des sectateurs et des zélotes qui voient en lui « la vraie littérature » ; certes elle a créé ce paradoxe, admirable pour eux et comique pour tous les autres, d’un auteur « rare et secret » qui au fil des années a donné des dizaines d’interviews et fait l’objet de nombreux portraits, tous adulatoires, sans compter les exégèses. Mais il y a un gros mais : elle ne lui a pas donné le succès… Eh oui, Michon était entré en littérature avec l’objectif avoué d’avoir le Goncourt – Gracq dût-il s’en retourner dans sa tombe. Houellebecq a dû étudier la question, de même qu’il s’est promené du côté de Sollers, dont il a pu apprécier la version plus hédoniste du « rebelle professionnel », invité dans tous les médias à répéter combien il est à la marge, autre, maudit, artiste révolté, etc. Instruit par ces grands exemples, Houellebecq a procédé à une espèce d’hybridation, s’appuyant sans peine sur sa détestation et sa peur du monde et un effrayant sentiment d’isolement pour poser les bases d’une carrière dont les grands moments évoquent la politique et le show biz.
L’attaque ciblée (les femmes, l’Islam, Picasso), fondée sur une position de minoritaire universellement détesté, prenant quelques positions soigneusement choisies contre le consensus mou, le style désagréable, voyou, clope au bec ont peu à peu assuré le succès d’une formule modèle Gainsbarre : je suis dégueulasse mais au fond j’ai un cœur tendre. Après avoir longtemps insisté sur la première partie de la proposition, le dernier livre de MH et ses apparitions médiatiques peuvent, enfin, nous confirmer que nous n’avions, au fond, pas de raison de nous effrayer : le Grand Méchant Loup est en effet doux comme un chaperon rouge. Après avoir été l’ennemi public, avec fureur, l’auteur des Particules élémentaires (comme il se nomme souvent dans son dernier livre) est en effet passé par un état dépressif (ce pauvre garçon vivait en un lieu certes défiscalisé, mais une bauge, ne quittant pas son pyjama gris et mangeant à même des barquettes de supermarché) avant de nous revenir, régénéré, quasiment souriant et aimable, tout juste un peu décalé, Modiano en somme, juste un peu grunge.
Marquons une différence fondamentale entre Houellebecq et ses prédécesseurs : MH est un écrivain commercial, c’est-à-dire que non seulement il a pour objectif de vendre, mais il n’en a pas honte et ne s’en cache pas. MH est un écrivain pop. Malheureusement c’est de la pop française, même si elle est passée par le punk, lui aussi français.
Les grands, nous dit-on, sont toujours reconnaissables. MH est reconnaissable, donc MH est grand. Sauf à supposer qu’André Rieu, Sheila et Richard Clayderman (que je ne manque jamais de reconnaître quand ils passent à la radio) sont grands, il y a ici syllogisme. Reconnaissable, MH l’est, mettons les choses au mieux… à la manière de Gainsbourg, par exemple, avec lequel la comparaison vient bien souvent à l’esprit. (Je sais, les amateurs du Grand Serge n’apprécieront pas, mais je promets que j’aime bien le Poinçonneur des Lilas… comme j’aime bien les Particules…)
MH serait sans doute content (s’il ne les a pas relevées à la lecture de Life) de noter ses ressemblances avec Keith Richards, le guitariste des Rolling Stones, qu’une enfance pauvre autorise pour l’éternité à jouer les révoltés contre la société, entre deux séances de photos avec Bill Gates et Clinton, et des déplacements en jet privé vers l’une de ses nombreuses résidences. Se mutiner quand on a le compte en banque bien rempli n’est en rien considéré comme de l’hypocrisie ou le comble de la débauche morale – ce doit être la version moderne du bon goût. Mais Keith, quoiqu’on dise, quoiqu’il fasse, a pour lui ses riffs – et je crains qu’on ne puisse en dire autant de MH.
Notre rocker français s’est vu reprocher ses emprunts à Wikipédia. A noter que le journaliste de Slate.fr ayant fait cette découverte prend le soin de nous expliquer qu’elle ne retire rien au caractère excellent (le choix du terme est reposant, on sent qu’il a voulu écrire chef d’œuvre mais s’est retenu) de l’ouvrage. Là où le vulgum pecus se ferait allègrement pépédéiser pour plagiat, MH bénéficie du privilège d’extra-territorialité. Or l’accusation est injuste : beaucoup d’écrivains du XXe siècle ont, peu ou prou, utilisé le collage, technique surréaliste qui a débordé le monde de la poésie et de la peinture pour donner les chefs d’œuvre de Céline, de Döblin, de Dos Passos et autres – sans parler de Perec et Borges dont il se réclame explicitement. Chez ceux-ci, comme chez leurs successeurs contemporains, il s’agît de capter la voix du monde dans la variété infinie de ses manifestations, de ses sons, jusqu’à la stridence. Comme le signale justement MH, il a seulement houellebecquisé ses emprunts – l’inquiétant pour lui (mais cela ne relève en rien du plagiat, simplement de la médiocrité) étant peut-être de se rendre compte à quel point il a peu dû les changer. A l’inverse il se félicite de faire facilement du pseudo-Kéchichian (cf. plus bas) ou de la pseudo-notice Wikipédia (celle du journaliste de TF1 Jean-Pierre Pernaut), ne voyant pas à quel point ce talent et le précédent n’en font qu’un, pas éloigné du pastiche – sans doute ce que ses admirateurs appellent le post-modernisme. Bien sûr, MH a, avec l’aisance du vieux routier, utilisé cette accusation déférente (un excellent roman) pour l’intégrer dans son système : il s’agît d’une insulte. Combien d’éloges, combien d’exemplaires vendus pour que le pauvre mais excellent MH cesse d’être ainsi insulté, vilipendé ? Il a pourtant atteint, de souffrance en souffrance, cet état de l’auteur croqué par Sempé dans le bureau de son éditeur : « Je voudrais, dit celui-ci, pousser une longue plainte jusqu’à 300.000 exemplaires. » Tout rocker a besoin, comme dans la fameuse scène des Blues Brothers de jouer un jour dans une salle où il faut descendre une grille pour le protéger de la haine d’un public d’incompétents, qui ne comprend rien à sa musique. Bien sûr, cette attitude survit à l’installation de l’unanimité qui, un jour ou l’autre, l’entoure, et à la place pérenne de n°1 dans les charts.
MH n’est pas seulement rock n’roll dans l’attitude. Il a une qualité remarquable : ce qu’il écrit est distrayant, il ne lui est pas naturel d’être ennuyeux. Pour un type qui dit ouvertement s’ennuyer la plupart du temps, ce n’est pas une mince réussite. Si l’on ouvre une page de Houellebecq au hasard (à l’exception des tragiques naufrages de la Possibilité d’une île et de Plateformes), on a de bonnes chances d’être diverti, amusé, dégoûté, intéressé – bref de voir s’accomplir avec assez de naturel ce que la plupart des écrivains négligent (par décision, prétendent certains, par incapacité, dirai-je le plus souvent) : le talent d’entretenir chez leur lecteur le goût de tourner la page. Page turner, disent les Américains pour définir ces livres qu’on ne peut pas lâcher, qui vous tiennent en haleine jusqu’au bout. Houellebecq, à sa façon, écrit des page turners que même les gens qui le haïssent ont du mal à s’empêcher de lire. De ce point de vue, il n’est pas sans évoquer les livres un peu moins réussis de Roth, ceux dont la structure est organiquement plus faible, et la puissance comme étouffée dans l’œuf, mais dont la voix narrative, attachante et odieuse, ne cesse de nous obliger à lire, ne serait-ce qu’en râlant. Ce talent n’est pas rien, il est rare, et on ne peut le balayer d’un revers de main. Houellebecq fait sentir à la plupart des lecteurs combien la plupart des livres français qu’ils lisent (mais finissent rarement) sont profondément chiants.
A ce stade, il faut faire un deuxième caveat : les fanatiques de Roth (dont je suis) ont pu avoir un haut-le-cœur en voyant le maître de Newark comparé à l’auteur des Particules. Je voudrais donc préciser les limites de ma comparaison : elle concerne, et elle ne concerne que, la voix narrative. Si l’on peut dire, Houellebecq finit là où Roth commence, car il lui manque l’essentiel de ce qui anime Roth – comme de ce qui animait Bellow – et qui m’apparaît comme une forme fondamentale de l’empathie. Il en est en littérature des formes évidentes (celle de Tchékhov, par exemple), mais aussi bien es formes paradoxales, notamment celles qui se développent chez des écrivains qui font, comme MH profession de détester le monde. Certaines lectrices de Roth ont ainsi avec lui un rapport antagoniste car le moins que l’on puisse dire est qu’il n’est pas vraiment féministe et ne s’en cache pas ; cela ne l’empêcher décrire de saisissants portraits de femme, d’une variété et d’une humanité à faire tourner la tête et remuer le cœur. D’une façon plus générale, le narrateur rothesque et Roth lui-même peuvent exprimer toute la misanthropie du monde (and why not ?) mais les figures qui naissent sous leur plume sont tactiles et touchantes, même celles des personnages les plus désagréables. Dans sa cabane au fond des bois, le Vieux continue à pétrir de l’humain. (On pourrait ajouter un développement sur le génie musical de la phrase de Roth, avec ses cadences, son ampleur perpétuellement contrariée, ses trépidations, ses pauses…)
Rien de tel, évidemment, chez Houellebecq, dont le personnage unique, fût-il dédoublé comme dans la Carte et le territoire, est Houellebecq lui-même. Mêmes ses potes, tels qu’ils apparaissent dans la Carte, le sympathique Beigbeider (dont on comprend qu’il ait instantanément mis au service de MH ses nombreuses connections médiatiques pour chanter leur Club d’Admiration Mutuelle) et la délicieuse Teresa Cremisi (qui fut mon éditrice et pourrait le redevenir, je le précise pour éviter les malentendus !) sont utilisés comme des faire-valoirs – et ne parlons pas de la pulpeuse Olga, qui a pour elle un physique, une présence et c’est à peu près tout (j’ai voulu vérifier que je ne trompais pas : ce que je sais d’elle se résume, avec originalité, à des jambes longues et fines et, pour que je n’oublie pas, MH en remet une couche adverbiale, incroyablement longues et fines). Le monde selon MH est assez simple : il y a MH (et son double Jed, celui qui sait qu’il se trouve dans un livre et se demand[e] si ce livre racont[e] l’histoire de sa vie, mise en abyme d’une banalité crasse, et que le regretté Calvino eût traitée avec une toute autre élégance) et puis il y a l’extérieur, hostile, froid, méchant : Je suis, déclare le Houellebecq du roman, vraiment détesté par les médias français, vous savez, à un point incroyable ; il ne se passe pas de semaine sans que je ne me fasse chier sur la gueule par telle ou telle publication. Arrêtons-nous sur cette élégante déclaration : elle semble d’une grande sincérité, que souligner l’emploi de la forte expression chier sur la gueule. MH souffre, c’est incontestable, comme Sollers avant lui (de son vivant, dit cruellement de lui MH, et ce n’est pas gentil, car cela fait des années que le Moine du Montalembert tente de lui envoyer le message, toi et moi on est pareils, et se faire rejeter ainsi, bon…), d’être si maltraité. Evidemment, dans un sursaut de lucidité, MH l’auteur a doté Jed d’un concert de critiques dithyrambiques, mené (à tout seigneur tout honneur) par Patrick Kéchichian du Monde,qui a compris le message. Sitôt le livre paru, l’influent critique en a salué un roman d’une puissance rare, d’une construction et d’une maîtrise parfaite, roman noir (…) d’un monde en détresse, épousant cette détresse. Ces fortes paroles font écho à celle du Kéchichian mis en scène dans la Carte , faisant l’éloge du travail de Jed : Avec cette profonde tranquillité des grands révolutionnaires… débute l’article fictif de la Carte, qui est tout de même plus amusant que l’original, ce dont se réjouit MH à juste titre comme de l’une de ses hautes réussites. On voudrait dire qu’ainsi la boucle est bouclée, Kéchichian (le vrai) ayant rejoint Kéchichian (le fictif) mais MH est l’auteur d’un système où la boucle n’est jamais bouclée : il n’est donc pas impossible que Kéchichian se dédouble ainsi à l’infini, des Kéchichians réels prenant sans se lasser le relais des Kéchichians fictifs dans une compétition de hauteur de vue où Kéchichian, toujours, triomphera. Sauf que MH est trop malin pour ça : malgré sa bienveillance, Kéchichian pourrait se lasser, sans compter MH lui-même. Il est donc à prévoir que sa place, dans de futures œuvres, soit prise par d’autres. MH – ou le quart d’heure de gloire pour tous.
Sans vouloir entrer dans sa vie privée (qui n’a rien de tentant si l’on en juge à ses livres), on croit savoir que lui non pas plus n’a pas eu une enfance heureuse et qu’une certaine méfiance vis-à-vis de l’humanité a pu naître dans ce creuset. Mais on voudrait, pour aider MH à soigner son profond mal à l’âme, l’inviter à accrocher dans sa cuisine (je n’ai pas écrit dans ses chiottes, ce qui serait par trop Mhien) la page de publicité que son éditeur lui a achetée dans le Journal du Dimanche : où sont passés ces horribles médias français, qui lui chient sur la gueule ? Voici son meilleur livre, son chef d’œuvre, le meilleur écrivain français, etc. une cascade de superlatifs sous la signature des noms les plus illustres. On peine à chercher ce qui manque à ce concert. Il n’y manquait que le Goncourt ? voici qu’à l’unanimité – ou presque – celui-ci lui a été attribué.
Voici donc l’apothéose de MH, martyr devenu héros de tous et comme il le dit lui-même en toute modestie l’honneur de la France.
Il y a fort à parier qu’il survivra à ce succès, à la manière de son héros Jed, même si l’hystérie qui l’a parfois entouré va s’estomper – faute de combustible, puisque l’injustice atroce dont il était victime est réparée, sur toute la ligne. On lira peut-être moins de pages aussi délectables que la récente description religieuse – que dis-je, mystique ! – du travail éditorial avec lui par son ancienne éditrice chez Fayard sur le site du Rue89. Ce silence où chaque mot compte ! cette impression à son côté d’être meilleur ! cette envie, avec lui et par lui, de jouir et de mourir ! On regrettera ces envolées, on évoquera la nostalgie du temps où MH errait d’île en île, incompris, rejeté de tous, le temps où on lui chiait sur la gueule.
Peut-on imaginer Houellebecq heureux ?