Faut bien le reconnaître : la plupart du temps, le complotiste est à baffer.
Mélenchoniste il exaspère tout le monde sauf les autres mélenchonistes – et encore pas tous
Lepéniste il exaspère tout le monde sauf les lepénistes. Sans affiliation politique claire, il exaspère tout le monde, même ceux qui sont à peu près d’accord avec lui, comme les deux complotistes susnommés – à cause de son sale caractère.
Celui que je rencontre dans la cour de l’immeuble est un monsieur d’un certain âge, retraité non aisé, mais non nécessiteux. Il a une bonne bouille souriante et les quelques rugueux poils gris rebelles du gars qu’est pas obligé de se raser de près tous les jours. Il n’est même pas antivax : il s’est fait vacciner à contre-coeur (« pour ma femme »), mais attend la déferlante des autres virus sortant du labo P4 de Wuhan, celui qui est dirigé par la légendaire « Batwoman ».
Sympathique, sincère (les complotistes sont toujours très sincères), et il ne dit pas que des conneries : vrai que le refus des autorités chinoises de voir revenir les enquêteurs de l’OMS n’ a rien de rassurant ; vrai qu’avoir des doutes ou se poser des questions, c’est pas interdit en démocratie, c’est permis, voire recommandé. J’approuve et ça le libère : à partir de là tout s’enchaîne : l’impérialisme chinois, big pharma, l’élevage industriel des cochons, les trafics pédophiles internationaux, notre démocratie qui fout le camp, le mépris des masses populaires la « pensée unique » avec laquelle on nous bourre le crâne, etc. tout est lié. Quelles sont les sources de ses infos ? Il me les expose sans que je les demande : pour une fois, ce n’est pas Internet ( à croire que les autres complotistes exercent une veille technologique 24/24, car ils ont toujours tout vu et entendu sur Internet), ce sont des livres dont il me cite les auteurs, des journalistes « sérieux » (il insiste), pas des hurluberlus. Vu qu’il est à la retraite, il a le temps de s’informer de façon indépendante, d’étudier ces questions. On croirait entendre un chercheur au CNRS.
Je ne discute pas, n’argumente pas, l’encourageant seulement par des « mmm » prudents (plus sur les usages du « mmm » dans un ouvrage à paraître déjà cité, le lexique des questions fondamentales (presque) sans réponse). Ce qui rend le complotiste encore plus sympathique, c’est qu’il ne vocifère pas, ne mouline pas les bras, il n’est pas en colère, pas vindicatif, il est juste triste triste à pleurer, triste jusqu’à l’apnée, de toutes ceshorreurs, de ce monde dans lequelson petit-fils et mes petits enfants vont vivre.
À part ça, le complotiste a le sens de l’humour, il aime bien manger et boire un coup – et il est si gentil, si terriblement et réellement gentil qu’on ne voudrait surtout pas le décevoir, lui dire que peut-être, seulement peut-être, les horreurs du monde présent et à venir ne sont pas toutes reliées entre elles par les forces d’un Mal central situé entre Beijing et Washington, que, peut-être, seulement peut-être, c’est un peu plus compliqué que ça.
Car le complotiste, sans aucun doute, est sympathique comme le commissaire de Courteline est bon enfant – plus, même, car le commissaire, en vrai, n’est pas si bon enfant que ça, tandis que le complotiste (celui-ci en tout cas) l’est réellement, sympathique.