Dans l’effrayante masse de la production de fiction en langue française, M. Beigbeder a bien le droit de choisir les écrivains qu’il aime et d’ignorer ceux qu’il n’aime pas, aime moins ou n’a pas lus. Pas la peine de gâcher du papier dans un Dictionnaire amoureux pour dézinguer – ce qu’il fait très bien par ailleurs.
Il a tout de même de drôles de façons de parler de ceux qu’il dit aimer : je viens de lire sa fiche Modiano, un de ses deux écrivains français favoris avec Houellebecq (Aille bègue to dizagri), a-t-il déclaré par ailleurs.
Pour quelqu’un qui a beaucoup bossé pour cet ouvrage, ce que je veux bien croire, je le trouve un peu pressé et inattentif au sujet du grand Patrick (je ne parle pas seulement de ses presque deux mètres). Ayant entrepris la lecture ou relecture intégrale des oeuvres dudit, je me trouve en désaccord total avec à peu près tout ce que M. Beig en écrit. « Le dernier Modiano ? toujours pareil. » Que nenni, jeune homme ! c’est toujours lui, mais il ne se répète pas, ne se copie pas. Et il n’a rien, j’insiste, rien à voir avec l’inintéressant Jean d’Ormesson auquel M. Beig ose le comparer.
Il n’y a qu’un point sur lequel je veux bien suivre M. Beig : le premier roman de Modiano, La Place de l’Étoile (1968), que je viens de relire, est d’une tonalité surprenante, d’un humour corrosif qui n’est pas forcément la marque évidente de ses romans ultérieurs. Ce Schlemilovitch démoli par les critiques Rabatête (il redevient Rebatet plus tard) et Bardamu est le premier héros-narrateur de PMod, il est trop jeune encore pour avoir découvert la nostalgie qui marquera le ton de Bosmans ou Pedro McEvoy, ses avatars. Dans ses fantaisies délirantes de juif antisémite, il y a du Roth ou du Bellow, dans l’écriture du jeune inconscient PMod une allégresse de hussard solitaire.
M. Beig fait de Rue des Boutiques obscures (PMod opus 6)le point tournant romanesque du Grand, qui aurait avec ce livre trouvé ses « ingrédients » : malaise de l’Occupation et jet-set interlope. Pour synthétiser son argument, depuis ces Boutiques, Modiano serait devenu une sorte de grand bègue de la littérature française.
Le mot « ingrédient » suppose chez l’écrivain visé l’usage conscient d’une sorte de formule chimique qu’il reproduit de livre en livre. Personne ne niera que les énigmes enfouies dans le passé des personnages de PMod trouvent souvent leurs sources dans les années 1930 ou les « années noires » de l’Occupation ; et puis, jet-set ou pas, y traînent bon nombre de voyous petits et grands ; on y change de nom et de passeport comme de chemise, aux anciennes adresses on ne connaît plus les locataires d’antan, les numéros de téléphone sonnent dans le vide ou sur le « réseau » où des voix venues du passé s’appellent. Souvent les personnages, narrateur compris, cherchent parce qu’ils sont amnésiques ou que leurs souvenirs se sont égarés en chemin ; dans l’enquête qui constitue souvent la trame des romans de PMod, on croise des fantômes, des êtres fuyants qui eux non plus ne se souviennent pas. Je ne sais pas ce qu’il en est pour M. Beig, mais il me semble que cette démarche est proche de celle à laquelle nous sommes tous amenés à un moment ou un autre de notre vie. Nous feuilletons de vieux albums peuplés d’ombres sur lesquelles nous ne pouvons pas mettre un nom – plus un vivant autour de nous pour nous aider à l’identification. Nous feuilletons de vieux cahiers, de vieux carnets à la recherche d’indices. Images floues, écritures illisibles, traces, oui, mais presque effacées. PMod est loin d’être un vieux nostalgique incapable de s’arracher à l’Occup’ ou un cheval de retour labourant toujours la même terre. Il touche à l’expérience commune, à l’universel de toute vie humaine en quête des vieilles matières qui s’agitent en elle, des vieilles âmes qui l’entourent, l’accompagnent, la gouvernent secrètement.
Dans sa hâte de bien châtier celui qu’il dit aimer, M. Beig oublie un détail essentiel : c’est la poésie profonde qui émane de presque chaque phrase de PMod, sa musicalité naturelle. Prenez le dernier paragraphe de Rue des Boutiques obscures : « Une petite fille rentre de la plage, au crépuscule, avec sa mère. Elle pleure pour rien, parce qu’elle aurait voulu continuer de jouer. Elle s’éloigne. Elle a déjà tourné le coin de la rue, et nos vies ne sont-elles pas aussi rapides à se dissiper dans le soir que ce chagrin d’enfant ? »
M. Beig, arbitre des beautés du style, nous accordera-t-il son indulgence ? J’ai beau lire et relire cette phrase, à la manière d’un visage ou d’un paysage mille fois vus, elle conserve son mystère – et quand je crois la comprendre j’ai envie de pleurer.
Deux ou trois références
Hors La Place de l’Étoile (PMod opus1), Rue des Boutiques obscures (PMod opus 7),je rejoins l’avis de M. Beig sur au moins deux admirables livres : Dora Bruder (PMod opus 18) et Un pedigree (PMod opus 22). J’y ajoute Emmanuel Berl. Interrogatoire (PMod opus 5), qui vaut également par le merveilleux petit texte de Berl annexé, Il fait beau, allons au cimetière.
Je ne peux pas plus recommander le dictionnaire de M. Beig que tenter d’en dissuader mes chers follohoueurzéfollohoueuses. Ma lecture s’est arrêtée à sa page Modiano, qui ne m’encourage guère à poursuivre. Pour ceux qui iront plus loin, il y aura des agacés, des ,intéressés, des amusés – et l’on peut compter sur le club d’admiration mutuelle formé par M. Beig avec quelques autres pour saluer l’audace, voire crier au génie.