LA LEÇON RUSSE

5 mai 2009

Joseph Brodsky, Leningrad, 1964. Photo by Lev Poliakov.

Dans la conception romantique dominante, vulgarisée dans la forme commune par l’industrie hollywoodienne, l’émotion est maîtresse. Je ne veux pas dire par là que créer de l’émotion soit en soit répréhensible, mais que celle-ci devenue à la fois prétexte et un but en soi, les buts souterrains de l’écriture – le chaos devenu sens, l’ordre du monde reconstitué – passent à la trappe. Plus encore, l’émotion remplace chez l’écrivain le daimôn goethéen, elle est à la fois inspiration et justification. Une telle littérature ne peut déboucher que sur le sentimentalisme et le cliché.

Tout autre est ce que j’ai envie d’appeler « la leçon russe ». C’est le « cœur froid » de Tchekhov, c’est la neutralité chère à Brodsky. « Le poète ne peut se permettre de crier, de s’agiter comme un diable, quelles que soient les circonstances de sa vie. Mais il ne s’agît pas de retenue, pas de pauvreté des sentiments. »

De quoi s’agît-il donc ? Pour le dire, Brodsky utilise l’exemple d’Auden : « Pourquoi Auden devient-il un poète extraordinaire ? Parce qu’il est parvenu à avoir un son neutre, une voix neutre. Cette neutralité se paie cher, elle n’arrive pas quand le poète se montre objectif, sec réservé. Elle arrive quand il ne fait plus qu’un avec le temps, car le temps est neutre, car la substance de la vie est neutre. » Il s’agît, selon l’injonction d’un ancien poète d’Alexandrie, d’ « imiter le temps », son manque d’éloquence, sa monotonie.

Et c’est ainsi que Brodsky peut prétendre, littéralement, « baigner dans le détachement », glisser avec le monde pour le dire tel qu’il est. C’est l’observation elle-même qui est engagement, et l’indifférence notre alliée. Comme l’Aliocha des Frères Karamozov, nous devenons celui qui « voit tout et ne juge rien ».

Références : Salomon Volkov, Conversations avec Joseph Brodsky (Anatolia/Le Rocher)