Dans la lignée des grandes Jane de l’histoire culturelle occidentale, on connaît l’admirable Jane Austen – la voluptueuse rivale de Marylin Monroe, Jayne Mansfield, la pétulante Jane Fonda, Lady Jane et Sweet Jane – et peut-être même Jane the Virgin.
Des oublis ? Janet Jackson sans doute, Jane Birkin si on veut.
Mais il en est un, majeur, presque impardonnable, que je viens seulement de réparer :
Pour moi, Jane Eyre, ça devait être un truc de gonzesses, une sorte de bluette un tantinet longuette et larmoyante.
Quel choc !
Si la lecture m’a pris trois mois ce n’est pas parce que je m’ennuyais et me forçais à piocher dans mon bocal de patience, acharné à l’idée de cocher un classique de plus dans la liste des « lus ». De la première à la dernière page, j’ai été ébloui par la force, la beauté, l’étrangeté de ce livre inclassable dont l’héroïne-narratrice s’est, pour moi, instantanément rangée au côté de ces personnages littéraires si réels qu’ils entrent dans nos vies et n’en sortent plus. Little Jane, ou Janet, comme la nomme parfois le séduisant et terrible Mr. Rochester, a beau être dotée d’un physique de garçonnet et se juger « pauvre, obscure, ordinaire », elle est suprêmement aimable, humaine dans ses faiblesses, ses emportements, l’obstination démente de son amour, sa générosité, sa simplicité aussi. Elle n’a peut-être pas ce côté « cul » d’Anna Karénine mais elle est également inoubliable. On se plaît à l’aimer plus fort qu’on aimait détester la délicieusement odieuse Becky Sharp, de Vanity Fair.
Roman d’éducation, roman d’amour, roman gothique, religieux, féministe, roman hors genre se promenant entre le campagnard anglais et le fantastique, roman féministe, Jane Eyre, après Frankenstein, évoqué ici récemment, est une preuve de plus que la femme (anglaise en tout cas) n’a pas attendu sa « libération » du XXe siècle pour exprimer son génie littéraire. Comme la plupart des héroïnes de Jane Austen à qui son prénom est sans nul doute emprunté, elle parvient au mariage désiré – au travers d’embûches et d’avanies de toute sortes, chemin au long duquel nous suivons son accouchement d’elle-même : page après page, notre Cendrillon, notre Cosette, notre vilaine petite canette (en tout cas c’est ainsi qu’elle se voit) démontre tant de courage, de détermination et de foi qu’elle finit par mettre la chance de son côté et à nous apparaître dans toute la majesté de sa beauté. Charlotte Brontë inflige à ses lecteurs/trices de délectables souffrances, car elle mène son intrigue avec l’indispensable cruauté vis-à-vis de son héroïne. Pour couronner le tout, elle est également dotée de ce don rare chez les prosateurs : une poésie naturelle, raffinée qui fait de chacune de ses phrases un trésor de précision et de justesse.
Tolstoï jugeait le bonheur familial uniforme et bien peu romanesque ; il faut bien reconnaître que bien des grands romans qui nous ont marqués ne se concluent pas sur un happy end – ainsi des célèbres Hauts de Hurlevent, le chef d’oeuvre d’un autre soeur Brontë, Emily. Avec sa succession de « coups de théâtre » au-delà des limites du vraisemblable, de coïncidences et d’interventions divines, le dénouement peut nous faire sourire. Pour attendu qu’il soit, le bonheur conjugal final de little Jane, né de combien d’épreuves et de souffrances, conquis par une furieuse et folle série de lutte, nous console de bien des malheurs réels et il nous rassérène. En conclusion, choisies à la volée de mes notes, quelques-unes des phrases qui m’arrêtaient sans cesse dans la lecture : original d’abord, puis traduction personnelle :
« It is vain to say human beings should be satisfied with tranquility. Millions are condemned to a stiller doom than mine, and millions are in silent revolt against their lot.”
» Il est vain de dire que les humains devraient se satisfaire de la tranquillité. Des millions sont condamnés à un destin tragique plus tranquille que le mien, et des millions sont en silencieuse révolte contre leur sort. »
Références
Jane Eyre, texte français de Charlotte Maurat (Livre de poche classique)
Pour les films, aucun souvenir du film de 1944 avec Joan Fontaine et Orson Welles, ignoré celui de Zeffirelli avec Charlotte Gainsbourg (1996) et pas vu l’adaptation plus récente (2012) de Cary Fukunaga, bien reçue par la critique.
Les Soeurs Brontë, film d’André Téchiné (1979) avec Isabelle Adjani, Marie-France Pisier et Isabelle Huppert.
La Foire aux Vanités, édition française présentée par Sylvie Monod, traduction de Georges Guiffrey (collection Folio, Gallimard)
Jane Fonda dans un de ses plus beaux rôles : On achève bien les chevaux (Sydney Pollack, 1969)
Jane the Virgin, série avec Gina Rodriguez: les quatre premières saisons disponibles sur Netflix, la 5e en cours de diffusion sur Teva, la 6e en instance.
Sans oublier tout, absolument tout Jane Austen.