JACQUES AU BÛCHER
(Rivette 2)[1]
Il existe plus d’une similitude entre les deux derniers cas de censure d’artistes en France – l’un cinéaste, l’autre écrivain. Le temps : entre la fin des années de Gaulle et le début des années Pompidou, la continuité est à peine interrompue par la brèche de Mai 68 dont les effets se feront sentir à plus long terme.
Jacques Rivette et André Hardellet sont deux artistes discrets et exigeants, connus de happy few et qui ne cherchent ni l’attention publique, ni, et encore moins, le scandale. Avant le poète, accusé de pornographie[2], c’est le cinéaste qu’on attaque pour avoir adapté le récit de Diderot, scandaleux près de deux siècles après sa publication (posthume, faut-il le rappeler).
L’histoire commence par un « four » : l’adaptation théâtrale du livre, écrite par Rivette et son coscénariste Jean Gruault, a été en 1963 un bide total malgré la présence de l’actrice Anna Karina, déjà remarquée dans plusieurs films, dont trois de Jean-Luc Godard. Le projet d’adaptation filmée est d’abord bloqué par la commission de « pré-censure » puis le film franchit l’obstacle, assorti d’une interdiction aux moins de dix-huit ans ; moi j’ai onze ans, je suis en sixième (année scolaire 1967-1968), au cinéma j’ai vu La Grande Vadrouille et les parents de mon copain d’immeuble Jean-François nous emmènent voir Fantômas contre Scotland Yard, pas Accident de Losey ou Blow-Up d’Antonioni. « Interdit aux moins de dix-huit ans », ça m’impressionne beaucoup mais c’est très loin devant, c’est à partir de quatorze que je vais essayer de me faufiler pour voir Orange mécanique ou des films comme ça.
Des associations catholiques jugent « blasphématoire » un film que personne n’a encore vu et obtiennent deux soutiens de poids. Le ministre de l’Information Alain Peyrefitte, dit « Grandes Oreilles », qui annonce lui-même les changements de présentateurs du Journal télévisé de la première chaîne, assure par courrier aux religieuses outragées qu’il partage entièrement leur sentiment. Venant d’un ministre qui est la voix du Général quand le Général ne s’exprime pas directement, ce n’est pas rien.
Et voici que « tante Yvonne », la femme du Général, alertée par de belles âmes catholico-sensibles et des mères supérieures inquiètes à la perspective de voir le business baisser, s’émeut à son tour et le fait savoir. Ni le ministre, ni la « first lady », comme on ne dit pas encore, n’ont vu le film, mais qu’à cela ne tienne : il heurte les sentiments de bonnes personnes et contribuerait à jeter l’opprobre sur l’Église et à favoriser l’irréligion. L’interdiction aux moins de dix-huit ans ne suffit pas : le secrétaire d’État à l’Information bloque la diffusion du film au prétexte de risques de troubles à l’ordre public. Utilisant ce qui lui reste de poids moral, le ministre de la Culture André Malraux, dont le gaullisme s’avarie et qui va bientôt sombrer dans le gâtisme, prend une décision courageuse : il sort le film de l’« enfer » et l’envoie représenter la France à Cannes. Fort des applaudissements des cinéphiles, un nouveau ministre autorise enfin la sortie.
Dans des circonstances qu’il serait trop long de raconter ici, j’ai été très jeune (à vingt ans) membre d’une sous-commission de la commission de censure : j’étais payé quelques francs pour aller voir des films dans une salle minuscule dans des conditions parfois comiques (je me souviens d’un film thaïlandais non sous-titré qu’un interprète traduisait pour nous en direct), de temps en temps j’étais invité à la projection d’un film « important » dans la grande salle et, surtout, j’avais droit à une très belle carte d’entrée gratuite pour deux personnes dans tous les cinémas : un truc super pour les filles, faut être honnête. J’étais un mauvais censeur et me trouvais presque toujours seul de mon avis, choqué par ce que mes collègues ne remarquaient même pas et indifférent à ce qui soulevait leurs cris.
En voyant La Religieuse aujourd’hui, je vois surtout un film de Rivette et je le rapproche des autres. Si je me demande comment je l’aurais vu comme « censeur » si j’avais eu vingt ans en 1966 au lieu de 1976, je ne sais pas : la force du film est que le plus choquant n’y est que rarement (et très allusivement) montré : les scènes de sexe lesbien entre une mère supérieure lubrique et d’innocentes nonnettes n’existent que dans l’imagination de ceux qui n’ont pas vu le film. La violence faite à l’infortunée Suzanne nous étreint d’autant plus le coeur qu’elle n’est pas exhibée avec délectation – cela viendra avec les films de John Woo, de Tarantino, cette jouissance du sang qui gicle, rien de tel chez Rivette. Le scandale n’est-il pas là ? De débusquer l’un des silences les plus profonds et les plus ambigus de l’Église catholique, celui qui imprègne le désir sexuel, masculin ou féminin, et l’illusion cruelle et dangereuse de prétendre que celui-ci se ramasse, puis se dissout dans la prière et l’élan vers Dieu. J’aurais bien aimé en causer avec ma copine bonne-soeur, qui parlait volontiers du « grand mensonge » de l’asexualité des prêtres, moines et moniales, mais elle n’est plus de ce monde, ma mignonne petite France. Je suis persuadé qu’elle n’aurait pas été choquée, mais aurait bien compris l’intention de Rivette, exprimée à propos d’un autre film (Out 1) de « se poser des questions face à un monde incompréhensible, sans nécessairement proposer des réponses ».
Référence
La Religieuse, de Jacques Rivette sur un scénario de Jacques Rivette et Jean Gruault, tiré du récit de Diderot, avec Anna Karina, dont toute mère abbesse normalement constituée tomberait amoureuse, et des tas d’excellents acteurs secondaires épatants, comme Micheline Presle, découverte par Pabst et Jacques Becker, et que nous voyions à la télé dans un feuilleton débile[3] des années 1960, Les Saintes Chéries.
La Religieuse, de Denis Diderot,based on a true story, written en 1780, published en 1796 , diverses éditions disponibles.
Promotion gratuite
Plutôt que de commander mes DVD chez Zonzon, je les acquiers le plus souvent possible dans un lieu de première nécessité : le Café Potemkine, 30 rue Beaurepaire, Paris 11e. Tél. : 01 40 18 01 81. Les vendeurs, au milieu desquels j’ai dégoté un Antoine de première grandeur, sont animés de cette compétence passionnée qu’on trouvait (je vous parle de l’Antiquité) chez les jeunes libraires et disquaires des premières Fnac – il y a des trésors dans tous les bacs et si le DVD n’est plus diffusé en état neuf, il y a des occasions état neuf. Je n’ai pas encore passé assez de temps dans le rayon librairie, mais il m’a tout l’air de mériter exploration.