Jours 1 à 30 : Le castor s’inquiète car chaque sondage montre l’ascension du Rassemblement National, un parti dont il ne partage aucune des idées et auquel il fait sans succès barrage depuis que les premiers castors ont commencé à entasser des branchages pour endiguer son ascension.
Jours 30 à 60 : le nombre des partis se proposant de faire barrage est en constante expansion. Lequel choisir et sur quels critères ? Le castor voudrait être sérieux et lire les programmes, mais à quelques jours de l’élection il n’y en a toujours aucun dans la boîte aux lettres. Réflexion de fond : une amie castorette ne voulait pas voter pour un Benoit, un camarade castor était obsédé par le prénom « Delphine ». On croise d’autres castors inquiets : « et toi ? » Certains ont déjà décidé pour qui ils allaient voter ; d’autres se tâtent encore. Un petit nombre annonce : « Moi le coup du barrage on me l’a trop fait, ce coup-ci je ne marche pas. » Les électeurs non-castors s’apprêtent à voter Lassalle, Pirate, Animaliste, blanc – ou pas.
Jour J-2 : ça commençait à devenir angoissant mais les programmes sont enfin arrivés. Quatre grosses liasses de papiers vu que nous sommes une famille de castors, M. et Mme Castor et deux castors juniors dont l’un votera pour la première fois. Du point de vue écolo c’est un désastre, tout ce film plastique, toute cette paperasse, en plusieurs exemplaires, en plus le facteur pressé nous a bazardé l’enveloppe d’une dame qui porte un nom vaguement similaire au nôtre.
Jour J-1 : M. et Mme Castor sont parfois d’accord, parfois non. Déprimé par la chute continue de la gauche modérée depuis qu’il vote, M. Castor s’est fait à l’idée de revenir au parti chéri de son papa ; quant à Mme Castor, je ne dirais pas que l’Union européenne elle s’en fout, mais son obsession, c’est l’Ukraine. Comme une biologiste traquant un virus elle scrute chaque programme pour y déceler les engagements, les nuances, les ambiguïtés. Cette fois, en bons castors, ils se mettent d’accord. La meilleure façon de faire barrage au Front [1]annoncé à près de 40%, c’est de voter… (ici je laisse la case vide et la remplace par un bip). Les castors juniors ont une « sensibilité de gauche » et ils hésitent encore entre la gauche « réaliste », les écolos (mais lesquels ?) et les rebelles (mais lesquels ?).
Jour J, 13 heures : exercice démocratique familial avec lecture des programmes et recherches annexes.
Premières constatations : pas de Benoit, une seule Delphine (Lutte Ouvrière). Beaucoup de partis se déclarent « pour la paix », bizarrement aucun pour la guerre. Quant au Front National, contre lequel nous sommes déterminés à faire front, on sait contre quoi il est (l’islamisation, l’immigration, « l’écologie punitive », auxquelles se sont ajoutées deux « idéologies », woke et LBGTQI+), on le découvre « pour » l’identité et la famille. Perplexité familiale : pour l’identité, certes, mais laquelle ? Et qui est contre la famille ? Pas nous, famille de castors recomposée ; quant aux nouvelles idéologies honnies, ça manque de précision. Je connaissais l’idéologie communiste, l’idéologie fasciste, l’idéologie « néo-libérale » peut-être, sans certitude d’être capable d’entrer dans le détail. Idem pour « l’idéologie féministe » : en est-elle une ? Autant que je sache, s’il y a bien des recettes pour wok, il n’y a pas d’ « idéologie woke » à proprement parler ; plutôt une sensibilité dont nos castors juniors, par leurs tendres remontrances, nous aident au quotidien à cerner les contours un peu flous. Quant au mouvement LBGTQI+, je ne suis pas sûr qu’il y ait ce que l’on pourrait appeler une « idéologie » structurée, je le vois plutôt comme le regroupement de minorités (quoique) sexuelles victimes d’ostracismes divers et cherchant à se serrer les coudes pour éviter les coups et les insultes.
Énigme trotskiste française : pourquoi deux obscurs groupuscules à l’idéologie fumeuse se déchirent-ils pour 0,5 des voies au max ?
Nuance entre Front et l’uber Front zemmouro-maréchalien : les premiers sont pour la double frontière, les seconds pour la triple. Manque de précisions techniques : un mur avec tessons et barbelés, ou bien un mur avec barbelés plus un champ de mines ? Et les drones, alors ?
Jour J, 14 heures : la famille castor prend le chemin du bureau de vote. C’est calme et nous remercions la brochette de bons citoyens qui ont accepté de passer leur dimanche derrière des tréteaux à gérer des registres et des urnes, plutôt que dehors où le printemps est de passage.
Mission accomplie, retour à la maison. Appels angoissés à des amis castors, sondages confidentiels. Mon amie Laking a fait comme moi en suivant l’appel paternel : son vote de fidélité n’empêchera pas le PC de terminer quasiment au niveau du parti animaliste. Je n’appelle pas Bizot, il ne vote pas, ou blanc, il vit à Angkor à l’époque du roi Jayavarman VII (avant 1150-1218 ou 19), dernier grand bâtisseur de l’empire khmer et constructeur ou reconstructeur de temples destinés au culte bouddhiste du Grand Véhicule.
Jour J, 20 heures : je refuse de regarder la télé, mais tout en suivant l’intégrale de la remise des trophées à Roland Garros je consulte l’application du Monde. Pu-tain ! C’est encore pire que ce que je craignais. Autres appels entre castors désespérés.
Allons-nous constater notre échec collectif et nous auto-dissoudre ? Non ! À l’initiative du Zeus politique qui nous préside, nous allons remettre ça dans moins d’un mois. Castors de droite, de gauche et du centre vont appeler à l’union des castors, faire semblant de se mettre d’accord en évitant les sujets qui fâchent et s’engueuler en public le 7 juillet.
P.S. J+1 : je sais que nous sommes gouvernés par un génie mais pu-tain, je commence à flipper grave. Et comme nous n’avons pas eu le temps de nous inscrire dans les Bouches-du-Rhône où il y a peu de castors et beaucoup de frontistes plus ou moins avoués (l’un des 89 salopards est l’élu de notre canton), on va donc voter dans un arrondissement parisien de castors de gauche (moins que celui de ma chère Laking, mais quand même…)
J+3 : contorsions à gauche, fiotasseries à droite, embrassades des Marion/Marine qui redécouvrent la solidarité familiale, le président parle encore, tout ça ne me dit rien qui vaille. Un jeune voisin militaire à la retraite et très chaud partisan de « la loi et l’ordre », surnomme « Bordela » (« Barre-toi de là », ça serait pas mal non plus) M. Djordanne Bardella, gendre idéal de tous les fachos, roi du selfie et de l’hypocrisie. Je ris, mais le cœur n’y est pas. Bordela promet tout ce qu’on veut, la gauche aussi, Macron se trouve épatant. Je n’arrive pas à discerner ce qui là-dedans pourrait être bon pour la France, l’Europe, l’Ukraine et la planète.
Alors, se tirer ? Mais où ?
Prier ? Pas convaincu car Dieu, s’il existe, a une nouvelle fois administré la preuve qu’il s’en fout, de ce bordel – peut-être même que c’est rien qu’un gros pervers, Notre-Père, et qu’assis sur son nuage au plus haut des cieux, il se poile doucement en nous matant nous agiter tandis qu’en Méditerranée les migrants se noient.
En attendant, même sans enthousiasme et sans joie, voter.
[1] Comme avant elle Malcampo, et Emmanuelle Hardouin, que je remercie pour ses années de dévouement à la relecture de mes élucubrations slogantes, Adèle Fabre me signale que le Front national s’appelle maintenant le Rassemblement national. Cela ne m’avait point échappé mais ce ripolinage ne trompe que ceux qui ont décidé de l‘être. L’héritage du mépris, de la peur et de la haine n’est pas seulement assumé : il est fièrement revendiqué. Le Front c’est le Front, nom de nom !