ETHIQUES ET TIC ET TOC

7 octobre 2020

Je l’ai écrit souvent ici, Tzvetan me manque et il ne se passe pas de jours sans que l’actualité ne me donne envie de décrocher mon téléphone pour entendre sa voix ou de sauter dans le métro (la ligne 7 était notre ligne de vie, de Jussieu à Louis-Blanc). Pour un homme à la voix douce et aux idées modérées, il était capable d’exprimer des points de vue forts – et pas nécessairement consensuels. On pouvait toujours essayer de s’engueuler avec lui si on ne les partageait pas mais c’était difficile car, d’accord ou pas d’accord, on ressentait que l’on apprendrait plus à l’écouter qu’à le contredire. Et puis il est très difficile de s’embrouiller avec un homme à qui il est indifférent d’asséner le « et toc » final d’une discussion, à qui il n’importe tant d’avoir raison que de discerner le plus clairement possible la lueur et les contours d’une incertaine vérité.

Je me souviens d’un diner chez lui (chez eux) quelque temps après l’attentat de Charlie. Nous étions également horrifiés de l’attentat et j’exprimais une version pas spécialement originale de ce qui se disait partout : il était insupportable de contester à Charlie, un journal dont l’histoire s’était construite dans la provocation et le défi aux institutions comme aux religions, le droit de publier ces caricatures, dessins dont la médiocre qualité était loin des géniales critiques sociales de Reiser, de la poésie déjantée de Cabu ou des tendres obsessions féminines de Wolinski. Au nom d’une liberté chèrement acquise par ses devanciers, Charlie bénéficiait du droit de les publier. Oui, dit Tzvetan en substance, Charlie et les journaux publiés en régime démocratique ont le droit de publier ces dessins et c’est un droit qui nous est cher. Mais renoncer à les publier, comme l’ont fait plusieurs journaux danois et d’autres en Europe et en Amérique, est-ce renoncer à l’exercice de la liberté ? Pour illustrer son propos, il revint à la distinction classique entre « éthique de liberté » et « éthique de responsabilité », une distinction théorisée par le sociologue Max Weber et que l’on peut traduire ainsi grossièrement : que j’aie la liberté d’accomplir un acte, de prononcer une parole, de publier un texte (ou des dessins) ne signifie pas que je doive le faire : je peux sans abjurer ma liberté décider au nom de ma responsabilité (morale, sociale) de ne pas le faire. La rédaction qui ne publie pas les caricatures est-elle victime de « l’islamiquement correct » rampant ou bien ses membres pensent-ils seulement à des musulmans qui pourraient en être inutilement blessés ? Cela ne signifiait pas (hier comme aujourd’hui) qu’en privilégiant le principe de liberté sur une interprétation du principe de responsabilité, que Charlie et ses journalistes « méritassent » en quoi que ce soit d’être attaqués et tués. Le paradoxe qui échappait à la paire de crétins endoctrinés comme au Pakistanais au hachoir est que ceux qui prétendent défendre l’islam ne sèment que la honte et l’horreur chez une majorité de ses adeptes et le dégoût, voire la haine, chez beaucoup d’autres. Quant à l’ambition de « tuer Charlie », les islamo-criminels tuent (ou blessent) des êtres humains mais font à leur corps défendant une promotion mondiale à ce qu’ils détestent. Il serait de mauvais ton, face à tous ceux qui clament leur amour de la liberté de rappeler que ce n’est pas l’aimer moins que se priver parfois de son exercice ou d’y fixer des limites en fonction des sensibilités et du moment. En ces circonstances, d’une éthique à l’autre, il n’y a pas de « et toc ! » qui tienne.

 

Références :

Tzvetan Todorov : Nous et les autres (Seuil, 1989, réédition collection Point Seuil);

La Peur des Barbares (Robert Laffont, 2008)

Et toujours : Lire et Vivre ( Robert Laffont, 2018)