ENTRE FRAGMENTS ET UNITE

16 avril 2009

C’est l’une de ces phrases familières, l’une de celles qui se sont tellement mêlées au langage courant qu’elles rodent tout près des clichés. « Si on me presse de dire pourquoy je l’aymois,…» Dans son dernier livre, la Cité des Mots, Alberto Manguel rapporte la genèse du passage célèbre dans lequel Montaigne exprime, en des termes d’une éloquence qui nous émeut encore à plus de quatre siècles de distance, son amitié avec La Boétie – et au-delà, l’essence même de ce sentiment.

Tout d’abord, nous rappelle Manguel, la phrase figure ainsi dans les éditions des Essais jusqu’en 1588. « Et puis, en 1592, peu de temps avant sa mort, Montaigne trouva une sorte de réponse et la griffonna dans la marge de droite du livre imprimé. Après « cela ne se peut exprimer », il écrivit de son élégante écriture : « qu’en respondant : Parce que c’estoit luy. » (…) Quelques jours ou quelques mois plus tard, comme si la notion complète lui avait soudain été révélée, Montaigne ajouta encore cinq mots d’une main hâtive et dans une encre différente, de sorte que nous pouvons aujourd’hui lire la phrase entière comme une seule pensée, lumineuse de sagesse : « Si on me presse de dire pourquoy je l’aymois, je sens que cela ne se peut exprimer, qu’en respondant : Parc ce que c’estoit luy ; parce que c’estoit moy. »

Ce qui nous semble couler d’un seul jet, avoir été composé d’un seul mouvement, s’est en réalité monté brique à brique au long de l’expérience d’une vie. Son unité profonde, et l’harmonie même de l’arrangement des mots, ne furent pas recherchée pour telles, et sa grâce ne résonne pas moins – mais plus gravement encore – quand l’on sait à quelle souffrance elle fut arrachée, fragment par fragment.

Références : Essais, de Michel de Montaigne (éditions nombreuses) ; la Cité des Mots, d’Alberto Manguel (Actes Sud)