À la télé ils montrent le blizzard et des tonnes de neige, d’Europe nous recevons des messages angoissés (« ça va ? ») mais sur New York pas un flocon, ciel bleu et fraîcheur hivernale. Ce n’est donc pas en raison des conditions météo que, pour la deuxième fois de la semaine, je me retrouve en difficulté sur un trottoir.
Les circonstances sont comparables : il y a pas mal de monde et je cherche un endroit qui ne se trouve pas là où je pensais (la dernière fois c’était mon magasin de chaussettes favori, là c’est un CVS Pharmacy). Il y a du monde, je tourne la tête dans tous les sens, je suis perdu, un peu fatigué et ça fait trois personnes qui me donnent des indications différentes ou ne sont pas du quartier (un type en salopette bleue avec une sacoche vient du Bronx et il me demande si je n’ai pas du travail pour lui, il en cherche – il ne peut rien pour moi, je ne peux rien pour lui, c’est la vie). Les New-Yorkais ont dans le reste des États-Unis à peu près la réputation des Parisiens en France : des gens toujours pressés, toujours énervés et pas serviables, voire dangereux.
L’autre jour, bloqué, à la limite de perdre l’équilibre avant de traverser la 5e Avenue, j’ai dû crier « Help ! » pendant trois bonnes minutes avant qu’un monsieur s’arrête et m’aide à traverser. Là je suis en panique à force de chercher cette putain de boutique, je trébuche et je tombe en plein milieu du trottoir : aussitôt trois personnes se précipitent pour m’aider à me relever. Un monsieur et deux dames. Me voici debout, soulagé et perturbé, gêné aussi. CVS Pharmacy se trouve bien au niveau de la 14e Rue, pas vers la 7e Avenue où nous sommes, mais vers la 8e d’où je viens – putain de randonnée que je viens de m’infliger pour rien. Sur ce, question de Jack : « tu es sûr que tu veux aller à CVS ? parce que là, juste en face, il y a Duane Reade ». Une des deux dames est repartie, l’autre se montre ferme : « je ne sais pas ce que vous avez besoin d’acheter » (info exclusive : des lames de rasoir et des piles) « mais ils ont sûrement des cannes et vous devriez en avoir une – ou un déambulateur ». Moi, à peine aimable : « déambulateur ! mais c’est pour ma grand-mère… » Elle n’a pas trop à insister pour la canne, car je sais qu’elle a raison. En plus c’est elle qui explique à Jack que pour m’aider il faut me soutenir par le côté droit, pas le gauche, un truc que Jack n’a pas intégré d’emblée quand je le lui ai dit. Nous traversons la rue tous les trois, Jack part vivre sa vie en me conseillant de prendre un taxi pour rentrer chez moi ; la dame m’accompagne dans le magasin, désigne une chaise et avec l’autorité tranquille dont elle a fait preuve depuis qu’elle est entrée dans ma vie me dit : « Assieds-toi là et attends, je reviens.» J’attends quelques minutes, car elle doit faire le tour du magasin pour trouver les cannes. Elle revient et me pose deux modèles sur les genoux : 25 dollars ou 40 dollars ? J’examine les deux. C’est pas une question esthétique, car de ce côté-là j’ai paumé les trois cannes ayant quelque valeur à mes yeux : la canne à pommeau argenté à motif angkorien offerte par mon ami médecin Philippe, la canne à tête de cobra sculptée par un artisan jamaïcain, et le bâton pique-taureaux transformé en canne par mon vieil ami Momo, vaillant octogénaire fontvieillois qui chaque matin va les nourrir (les taureaux) avant de gagner son atelier d’ébéniste de la Grand-Rue. Les deux cannes sont en alu, l’une noire et l’autre rouge, mais la rouge a un petit trépied à la base, ce qui sécurisera mes appuis en cas de besoin. J’annonce mon choix à ma bonne Samaritaine : 40 dollars ! « Let me get this for you ! », dit-elle en filant vers la caisse où je la rejoins et tente de la dissuader. En vain : « Quelqu’un a aidé ma maman, donc maintenant c’est mon tour. » J’ai remercié Janine. Pas le temps de lui péter la bise, car elle filait et un jeune homme prénommé Jocko qui avait un faux air de Jean-Michel Basquiat et n’était pas un employé de Duane Reade mais semblait y être comme chez lui, m’a aidé à trouver les lames de rasoir et les piles. Arrivé à la caisse je me suis souvenu de Janine et j’ai demandé à Jocko si je pouvais faire quelque chose pour lui. Jocko n’avait besoin de rien, je n’oublie pas que Janine m’a, comme ils disent ici, passé le bâton (la canne plutôt) et que maintenant, c’est à mon tour d’aider quelqu’un d’autre.
Note à destination de mes follohoueurs et follohoueuses de la famille.
Honnêtement, c’est pas la première fois que je me casse la binette depuis mon AVC et c’est toujours pareil : fatigue, précipitation, panique. Cette fois pas de bobo (ni genou abîmé, ni doigt cassé, comme les deux dernières chutes) et je ferai plus attention, promis. Si je peux anticiper, vérifier l’adresse exacte avant de partir, ça ne pourra pas faire de mal. En plus, j’ai ma belle canne que j’ai appelée Janine. Et puis finalement oui, je vais parler de tout ça à mes hautes autorités post-avécistes : Peggy ma neurologue, mon capitaine Denis, ma gouroute du yoga Édith, sans oublier mon maestro coach sportif Dramane.
Références
Réminiscence : ce magasin ne vend pas que des chaussettes mais des tas de trucs marrants, plus pas mal de vêtements vintages. C’est tout près de Union Square, 74, 5th Avenue entre la 13e et la 14e Rue.
CVS Pharmacy : 81, 8th Avenue.
Duane Reade : 77, 7th Avenue.