Ma vie aura été dominée, dévorée, par la passion des mots.
Promotion gratuite : c’est le sujet et la matière d’un remarquable ouvrage paru il y a quelques mois dont je recommande l’achat en nombre et la lecture par le petit nombre (ze happy fioux) de mes follohoueurs et follohoueuses qui ne l’auraient pas encore. Il s’intitule Au commencement et comporte 480 pages de réflexions sur la littérature, d’anecdotes fascinantes, de blagues zilarantes et de commencements zépatants d’ouvrages zadmirables – tout ça pour 28,50 euros, ce qui est littéralement donné pour un tel trésor de kulture et d’amusement.
Mais ce n’est pas tout : pour vous spécialement, follohoueurs, follohoueuses de mon coeur, et gratuitement, je complète mes conseils à ceuzécelles qui rêvent d’être publiés (voir mon slog du 5 décembre 2022, So you want to write ?) par quelques réflexions sur ce qui a été longtemps mon métier – celui d’éditeur.
Le mot en français désigne deux personnes auxquelles on donne en anglais deux noms différents : le publisher et l’editor.
Un éditeur est, à l’origine, une personne (publisher) qui prend le risque d’éditer des livres, c’est-à-dire de transformer des manuscrits en livres, de les faire imprimer et de les diffuser à ses frais, moyennant rémunération de leurs auteurs. Exemples français anciens : MM. Michel Lévy, Louis Hachette, Albin Michel, Joseph Arthème Fayard, René Julliard, Ernest Flammarion, Pierre Larousse, Robert Denoël, Gaston Gallimard, Robert Laffont, Pierre Seghers sont des éditeurs. Exemples plus récents : Mmes Liana Levi, Odile Jacob, Anne-Marie Métailié, MM. Bernard Fixot, Olivier Cohen sont des éditrices/teurs.
L’éditeur est aussi (deuxième sens) l’editor, celui ou celle qui, sous l’autorité du publisher, s’occupe de la qualité générale du texte.
Publisher et editor travaillent au sein d’une entité juridique et commerciale rassemblant les autres services nécessaires à la production et à la diffusion des livres : on désigne cette entité du même mot d’éditeur ou maison d’édition ; le plus souvent, mais pas toujours (les éditions de Minuit ne s’appellent pas éditions Jérôme Lindon), cette entité porte le nom de son/sa fondateur/trice, même si celui-ci/celle-ci ou sa famille n’en sont plus les propriétaires. Dans la vaste majorité des cas, cette entité prend un risque économique, puisqu’elle assume les investissements nécessaires à la publication et à la diffusion ; cette notion de risque m’apparaît comme consubstantielle à la véritable activité d’édition et c’est par paresse ou abus de langage qu’on appelle « éditeurs » ces « éditeurs à compte d’auteur » qui proposent un service payant aux auteurs non publiés par les premiers, mais qui ont le désir (et les moyens, car c’est en général pas donné) de transformer leur prose (ou leurs vers) en un livre qu’ils puissent donner fièrement à leur famille et à leurs amis ou vendre au compte-gouttes. J’en connais certains qui se baladent avec leur stock dans le coffre de leur voiture en vue des signaturzéfestivals où, assis derrière leur petite table, ils attendent le chaland et, tels les commerçants qui « font » les marchés, ils rivalisent d’imagination pour l’appâter (« pas frais, mon poisson ? ! »), voire, l’alpaguer. L’un de ces courageux juge d’ailleurs tout véhicule automobile non à sa consommation d’essence, ses performances sur la route, sa sécurité, sa technologie, son empreinte environnementale, mais au nombre d’exemplaires de ses ouvrages que peut contenir le coffre.
Pour en finir avec cette divagation et en revenir aux maisons d’édition, les vraies, signalons que le publisher est celui qui dirige la maison et prend les décisions essentielles. Il s’agit donc d’une personne humaine, propriétaire (ou non) de la maison d’édition, l’ayant ou non fondée, mais assumant sa responsabilité éditoriale et économique. Certains d’entre eux pratiquent le « micro-management » à un point comique : selon le témoignage d’un de ses anciens salariés, il fallait passer par le bureau de M. Georges Dargaud, fondateur des célèbres éditions du même nom (Tintin, le magazine Pilote, Astérix, etc.), afin d’obtenir son autorisation personnelle pour chaque photocopie. Obsédé de l’ordre autant qu’économe, il passait dans les bureaux le soir après la fermeture et bazardait à la poubelle tous les papiers qui traînaient sur les tables.
Le publisher est un chef d’entreprise, un gestionnaire garant de sa viabilité vis-à-vis de son banquier ou de ses actionnaires, un patron entretenant des relations sociales (empathiques ou conflictuelles, paternalistes ou non) avec les salariés de la maison qu’il dirige. C’est d’abord et surtout la personne qui donne le la du style éditorial de la maison, de ses collections, celle qui est garante de sa fidélité à une tradition, à une identité, et de sa capacité à évoluer tout en restant elle-même.
Le « petit monde de l’édition », constitué autrefois de quelques bourgeois fortunés sensibles à la littérature, a bien changé à l’ère des médias et des réseaux sociaux : le publisher exerce plus que jamais une fonction de représentation : quand sa maison est en vue ou qu’un de ses auteurs fait controverse, il « monte au créneau » pour glorifier ou justifier. Ce n’est pas sans danger, car certains, sous couvert de défendre « la maison », développent des tendances à l’hubris, voire s’« aulassisent[1] » face aux micros et caméras. Cette fonction n’est pas négligeable et suppose un grand discernement, car il faut au publisher savoir quand l’ouvrir et quand la fermer, quand se montrer et quand se cacher. Ceux que l’on voit et entend le plus ne sont pas nécessairement les plus efficaces et les plus discrets sont parfois les plus malins.
Là, pourtant, n’est pas l’essentiel : le publisher est d’abord et surtout une personne qui fait des choix et en assume les conséquences.
Même s’il s’entoure de conseillers ou d’un comité de lecture, c’est la personne qui, en dernier recours, choisit, décide, s’engage et indique les priorités de publication. Devant ses auteurs, ses responsables de collection, le véritable publisher dit « oui » ou « non » et, s’il prend le temps de la réflexion, ne laisse pas indéfiniment ses interlocuteurs patauger dans les marécages du doute. Tout le monde a envie d’entendre un « oui » enthousiaste plutôt qu’un « non » méprisant, mais c’est comme dans le reste de la vie : rien n’est pire que « rien », « bof » ou « on verra ». Un bon « non » bien argumenté vaut mieux qu’un « oui » mollasson : au cours de ma longue vie d’auteur, quelques « non » m’ont été très utiles, m’ont obligé à reprendre un manuscrit, voire à le mettre de côté pour de bon. Savoir dire non clairement, mais sans brutalité inutile est un des attributs auxquels on reconnaît le véritable publisher. J’ajoute que pour dire oui avec efficacité, il est nécessaire d’avoir eu le courage de dire non assez souvent.
Faire une première synthèse de ce qui précède, c’est aboutir au portrait d’un être paradoxal. Pour le définir, je cite pour la première fois (mais pas la dernière) Bernard Fixot, fondateur (avec l’aide de votre serviteur et de la regrettée Anne Gallimard) des éditions Fixot, puis de XO Éditions (« Lire pour le plaisir ! ») : « Un éditeur, c’est quelqu’un qui est capable de discuter le matin avec un poète et l’après-midi avec son banquier. »
Là-dessus me reviennent en mémoire deux autres définitions du métier, volontiers données par mon ancien partenaire-et-patron. La première est assez magnifique : « Être éditeur, c’est publier les livres qu’on aime et en vendre assez pour pouvoir continuer. » J’ai ici souligné les trois mots-clés : aimer, vendre et continuer.
Parlons donc d’amour, de vente et de continuité.
I. – L’amour toujours.
Sans amour (coup de foudre ou non), pas d’édition.
Il en est des amours littéraires comme des amours humaines. Après une rencontre fortuite (un manuscrit pioché dans la pile des envois, ça n’est pas fréquent, mais ça existe) ou préparée (quelqu’un connaît quelqu’un chez X et lui recommande un ami – ça n’est pas tout le temps comme ça, mais ça existe aussi et c’est même fréquent) naît un sentiment.
Ce peut être un coup de foudre qui débouchera sur une liaison brûlante, aussi passionnée que fugace. Née dans l’embrasement, l’histoire s’achèvera mal, parfois dans le ressentiment, voire la haine ; j’ai connu ça, je l’ai observé comme editor, l’ai vécu comme auteur.
Ce peut être aussi une « vraie histoire d’amour » débouchant dans certains cas sur un mariage ou un concubinage durable. Dans ce cas, le publisher ne devrait pas oublier l’adage selon lequel « il n’y a pas d’amour, il n’y a que des preuves d’amour ». Alors il sait dans la durée apporter à l’auteur soutien psychologique et matériel, dans des domaines parfois bien éloignés de la littérature. Bernard (Fixot, plus haut cité) aimait à relater une anecdote. La scène se passe au comité de lecture de la maison Gallimard dont il est alors le (très jeune) directeur commercial. C’est une grand-messe hebdomadaire et les membres du Comité, souvent écrivains de renom, se plient à sa discipline monastique. Y veille Mme Odette Laigle, qui fait respecter la règle inflexible : on n’interrompt le comité de lecture sous aucun prétexte. Pourtant, ce matin-là, Odette enfreint la règle et vient chuchoter quelques mots à l’oreille de Gaston Gallimard, le légendaire fondateur de la maison et à cette époque encore son maître absolu. Sur ce, Gaston se lève, s’adresse à l’assistance : « Je vous prie de m’excuser, j’ai un appel urgent à prendre. » Gaston disparaît quelques minutes avec Odette, revient. « Je vais devoir vous laisser. C’était Montherlant. Il y a une fuite dans sa salle de bains. Il faut que je lui trouve un plombier. »
L’éditeur se trouve ainsi mêlé intimement aux soucis de la vie pratique de ses auteurs, comme aux aléas de sa vie sentimentale. Je me souviens d’un écrivain (l’excellent Alphonse Boudard) dont la double vie amoureuse générait de complexes problèmes contractuels et comptables, car il fallait payer une partie de ses droits d’auteur à sa légitime épouse et l’autre à sa régulière maîtresse.
Quoi qu’il en soit de ces aspects annexes, on en revient toujours aux bases : l’amour d’un auteur non pas forcément pour ses qualités humaines (certains sont de véritables fripouilles), mais pour la qualité de ce qu’il/elle écrit. J’ai eu[2] connu un éditeur (toujours en activité) qui toute sa vie a par amour de ses livres (et amitié aussi, je crois) publié et aidé financièrement un auteur (aujourd’hui décédé) dont les livres non seulement n’entraient jamais dans les listes de best-sellers et rarement dans les sélections des prix littéraires, même mineurs, mais ne faisaient qu’à l’occasion l’objet de consistantes recensions critiques. J’ajoute que l’aussi sympathique que talentueux Jacques A. Bertrand ne « réseautait » pas et ne faisait partie d’aucun jury, d’aucune académie, d’aucune commission distribuant les subventions. Il n’y avait donc aucune sorte d’intérêt, direct ou indirect, à Bernard Barrault à lui apporter son soutien : y suffisaient la foi fidèle dans son talent et la conscience de ses difficultés au quotidien.
Pour refermer ce premier chapitre, je crois (je crois vraiment) que l’édition devrait toujours rester cet engagement passionné ; il est triste, il est affligeant, de voir des éditeurs publier par habitude, en suivant des procédures routinières. Comme l’écrivait autrefois Georges Brassens : « Il vaut mieux ne pas faire les choses que les faire sans passion. »
2. – Parlons chiffres.
« J’aimerais pousser une longue plainte jusqu’à 100, 150 000 exemplaires », dit un personnage de Sempé assis dans le bureau de son éditeur. Vendre ! même les auteurs qui disent s’en moquer en sont obsédés autant que de la reconnaissance critique. Plus, même, si par malheur ils sont dépendants du montant de leurs droits d’auteur pour payer leur loyer et leurs factures. Quant aux éditeurs eux-mêmes, qu’ils veuillent vendre c’est heureux et souhaitable – c’est leur métier, c’est ce qu’on attend d’eux. Encore faut-il qu’au moment où ce livre, tant aimé six mois plus tôt, sort, ils s’y emploient et s’en donnent les moyens. C’est loin d’être toujours le cas, car l’amour des éditeurs est comme celui de certains séducteurs, fondamentalement polygame. Il est plus facile et moralement acceptable d’aimer plusieurs livres en même temps que d’avoir plusieurs partenaires amoureux, mais si ces objets de désir sont trop nombreux, plus aucun ne peut bénéficier de cette concentration absolue, de cette détermination qui sont les conditions du succès. Trop d’éditeurs publient trop de titres et, affolés devant leur propre programme, restent passifs à l’heure de la sortie. Tel l’homme qui a trop d’amantes pour les satisfaire toutes, ils se dispersent sans procurer de plaisir, attendant que les attachées de presse accomplissent des miracles ou que « quelque chose » se passe ». Ce « quelque chose » se produit parfois, mais c’est rare.
Pour clore ce chapitre « vente », je ne résiste pas au plaisir un peu taquin de citer une autre définition du métier (la troisième et dernière) estampillée Fixot : « Il n’y a que deux raisons de publier un livre. Soit il s’agit d’un chef-d’oeuvre, soit on va le vendre. »
C’était dit en manière de provocation aux « directeurs de collection » de Laffont, la maison dont il venait de prendre la direction avec son fidèle adjoint (moi). Ça couinait beaucoup dans les couloirs, mais c’était bien envoyé, car ils avaient (pas tous, mais presque tous) tendance à proposer à la publication un nombre déraisonnable de titres sans sérieuse considération des moyens de les vendre. J’ai même entendu l’un d’eux, mis en face de l’évidence des pertes sur un de ses titres (à-valoir important, ventes faibles) dire sans perdre son sérieux : « On perd oui, mais on se rattrape sur la quantité. »
Je dois reconnaître qu’à prendre la formulation fixotienne au pied de la lettre, je n’aurais jamais dû être publié, car si je n’ai jamais (à ma connaissance) écrit de chef-d’oeuvre, aucun de mes livres n’a été un best-seller ; seuls deux (sur la quinzaine que j’ai publiés en quarante-cinq ans) sont entrés, à faible altitude, les classements où ils ne sont pas restés longtemps ; j’espère néanmoins avoir écrit quelques bons livres que mes différents éditeurs ne regrettent pas d’avoir publiés et dont les lecteurs conservent un bon souvenir.
Pour clore ce chapitre « ventes », une phrase entendue dans la bouche d’un de ces « petits hommes gris » qui venaient nous contrôler, chez Laffont, à l’époque où un grand capitaine de la finance et de l’industrie avait repris le groupe d’édition dont la maison faisait partie et entendait nous inculquer les sains principes de l’économie moderne auxquels nous étions rétifs. « Pourquoi, demanda ce sage, publier dix livres qui se vendent à 10 000 exemplaires alors qu’il serait beaucoup plus simple et rationnel d’en publier un seul diffusé à 100 0000 ? » Pourquoi, en effet ?
A. – Parce que, sauf exception, il est assez difficile à un éditeur, même s’il est aussi avisé qu’optimiste, d’avoir des certitudes de cette nature. « Le premier ouvrage de fiction d’un éditeur », disait l’un d’entre eux, « c’est son budget ». Combien de succès arrivent de nulle part, déclenchés par un battement d’ailes de papillon ? À l’inverse, combien de « best-sellers » annoncés se cassent-ils la gueule dans les grandes largeurs ? « Rien n’est plus triste », disait un de mes camarades auteurs, « qu’un best-seller qui ne se vend pas ». Boutade, mais pas que…
B. – Parce que, sauf pour un écrivain qui s’impose dans la durée et « a son public », les conditions d’un succès de librairie sont complexes et fluctuantes. Un bon éditeur tâche de les flairer, de les anticiper, de les favoriser, mais il ne peut ni les créer ex nihilo, ni maîtriser ces imperceptibles et inquantifiables facteurs « chance », « humeur du temps » dont le rôle est essentiel, pas plus qu’il ne peut mesurer l’intensité de l’indispensable bouche-à-oreille qui fait les grands succès.
3. – L’amour dure-t-il deux ans ?
Ayant détourné un titre (pas lu, rien à dire dessus) de M. Beigbeder, reprenons et filons la métaphore amoureuse : l’édition ce n’est pas (à mon sens en tout cas) une étreinte furtive, c’est un amour qui dure. Croire en un auteur, c’est l’accompagner jusqu’à ce qu’il trouve un public, si cette rencontre ne se fait pas immédiatement. C’est rester à ses côtés dans les phases plus difficiles de sa vie éditoriale. Être le meilleur ami de Machin(e), no 1 des ventes, c’est facile ; continuer à lui témoigner affection, confiance et soutien quand ielle n’est plus au sommet, plus à la mode, c’est autrement plus important. Auteur, je suis content que mon éditeur soit présent quand je reçois honneurs et reconnaissance ; mais c’est quand je me retrouve seul, attaqué ou détesté, ignoré, oublié, que sa présence m’est précieuse et que l’« amitié » qu’il m’a témoignée aux temps heureux est autre chose qu’un « bruit qu’on fait avec sa bouche » (l’expression, dans un autre contexte, est du poète René Daumal).
Être éditeur, c’est donc aussi dire la vérité à l’auteur, si l’on pense qu’il s’est égaré ou n’a pas assez travaillé. Ce n’est pas une vérité d’évangile, car l’éditeur n’est pas Dieu, pas plus qu’il n’est dépositaire d’une science ou d’un sixième sens infaillibles qui lui permettraient de juger en absolue certitude de la qualité des manuscrits.
C’est encore ne jamais oublier un paradoxe : dans la « chaîne économique » du livre, les libraires vivent (médiocrement ou mal, en général), les maisons d’édition, diffuseurs et distributeurs connaissent des hauts et des bas ; à quelques notables exceptions près, les auteurs ont intérêt à avoir une autre source de revenus pour tenir le coup – sans en faire des salariés ou des « assistés », il serait bon que les éditeurs se souviennent parfois que les écrivains aussi ont des fins de mois à boucler ; si iels travaillent et deviennent de chroniques insomniaques par « amour de l’art » ou parce qu’ils n’ont aucun talent ni aucun goût pour une autre activité, ce n’est pas une raison pour se désintéresser de leur situation économique.
Fermons le chapitre « maisons d’édition » et ouvrons celui du deuxième sens d’« éditeur », celui que les Anglo-Saxons appellent l’editor.
L’editor est celui ou celle qui, au sein de la maison d’édition, suit l’auteur(e), échange plus régulièrement avec iel[3], suit ses projets, lit la première version d’un nouveau manuscrit, formule un premier jugement critique, des suggestions éditoriales parfois générales, parfois plus détaillées. Ce dernier point me paraît essentiel, car il est vrai que le diable est dans les détails : rien n’est plus précieux pour l’auteur(e) qu’une lecture critique attentive et rien n’est plus triste que ces livres qui ont été confiés directement à un(e) correcteur/trice avant d’être imprimés. Lorsque le livre est accepté et programmé, c’est l’editor qui va donner le ton à l’intérieur de la maison, partager son enthousiasme. L’editor est aussi celui/celle qui reste là dans les périodes difficiles, qui n’oublie pas, celui/celle dont la présence ne dépend pas des aléas commerciaux ou critiques.
Certains publishers sont parfois en même temps d’excellents editors, capables à l’occasion de se plonger dans un texte avec une extrême concentration et de mettre de côté leurs autres obligations pour accompagner l’auteur du début à l’aboutissement du processus éditorial. J’ai connu cela deux ou trois fois dans ma vie : pour mon roman L’Arabe, pour les éditions française et québécoise de mon récit Partie gratuite et, plus récemment, pour ma compil Au commencement[4]. Dans les trois cas, la suite, comme disent les footeux, a été plus « compliquée », mais je garde de ces heures de travail en commun un souvenir reconnaissant et ébloui.
Je m’aperçois en me relisant que mon double portrait est assez éloigné de ce que je comprends du manager dans l’édition moderne : devenue une « industrie », celle-ci n’a plus le temps, elle est dominée par l’obsession de la performance, du résultat immédiat et les editors eux-mêmes sont soumis à l’obligation de rendement. On a l’impression que les grands groupes traitent leurs maisons d’édition comme les milliardaires leurs clubs de football, recrutant de nouveaux entraîneurs sans leur donner le temps ou la sérénité de construire dans la durée. En termes de contenus, à force de chercher du chiffre à court terme, même de bons editors finissent par intérioriser une sorte de « formatage » généralisé et tentent d’imiter ce qui vient de marcher. Jadis, on se tournait vers la télévision ou la radio pour générer de nouveaux auteurs, quitte à leur trouver des « nègres » s’ils étaient incapables d’écrire ; aujourd’hui on va du côté d’Internet, des influenceurs, de ceuzécelles qui génèrent des millions de « likes ». « Le pape, combien de divisions ? » demandait Staline. « Tel auteur, combien de followers, combien de vues ? », demandera le publisher modern style.
Il est vrai qu’un éditeur qui ne vend pas (ou pas assez) est en danger de mort ou d’être racheté par un plus gros.
Il est vrai aussi que si peu à peu, au lieu de publier des textes, on publie des « contenus » hâtivement rédigés, plus ou moins interchangeables et « marketés » avec précipitation, l’édition existera encore comme un processus mécanique sans foi ni sens et sera accomplie la prophétie annoncée il y a près de trente ans par André Schiffrin[5] de « l’édition sans éditeurs » – ni auteurs, d’ailleurs, car les textes seront produits sur ces plateformes d’écriture qu’on voit fleurir un peu partout, voire générés par des moteurs d’Intelligence artificielle.
Reste à espérer qu’ici et là, quelques « résistants » parviennent à garder curiosité, passion et sens de l’aventure intacts – et à tenir assez longtemps. Peut-être sommes-nous condamnés, comme à la fin de Fahrenheit 451, à devenir des « hommes-livres » qui se cachent dans les bois en nous passant des exemplaires recopiés à la main de livres aimés – car ce n’est pas l’édition qui compte, sa rentabilité, son économie générale, mais les émotions, les réflexions, le bris de solitude que provoquent au plus profond de nous les textes que nous lisons.
[1] Néologisme tiré du nom de l’indéracinable président de l’Olympique lyonnais, M. Jean-Michel Aulas, connu non seulement pour les résultats brillants de ses clubs, mais aussi pour sa mauvaise foi extrême et sa tendance, lorsque ça tourne mal, à faire sauter des fusibles plutôt qu’à assumer ses responsabilités.
[2] Provençalisme fautif, mais qui me plaît bien.
[3] Je sais, c’est pas ça, iel, mais pour « il ou elle » ça me semble efficace et plus ou moins dans l’esprit – et pas blessant pour iel.
[4] Follohoueurs, follohoueuses, qu’on se le dise ! On peut trouver ces trois ouvrages remarquables, le premier en poche (collection Folio), les deux autres dans leur édition d’origine (Robert Laffont pour Partie gratuite et Phébus pour Au commencement.
[5] Le fils de Jacques Schiffrin, fondateur des éditions de la Pléiade rachetées par Gaston Gallimard, avait lui-même fondé Pantheon Books, aujourd’