BOBIN POUR MES AMIS

26 octobre 2022

Le poète Christian Bobin est entré depuis si longtemps dans les programmes de français dézécoles qu’on pourrait le croire mort.

Or non seulement il ne l’est pas, non seulement il continue à écrire, mais tout en restant lui-même il continue à provoquer chez nous, « bobinistes[1] » ou non, ces étonnements heureux des phrases qui, aussitôt lues, font partie de nos sources intérieures.

Tirées de son dernier petit livre, je voudrais en dédier quelques-unes à certains de mes amis.

À Bizot (et à Todorov aussi), l’exergue : « Mandelstam racontait qu’ayant entendu pour la première fois le mot “progrès” à l’âge de cinq ans, il avait fondu en larmes, pressentant quelque chose de fâcheux. » (Nadejda Mandelstam, Contre tout espoir. Souvenirs, tome II).

À Bizot également : « La moderne mise à mort fait l’économie du bourreau. La victime tient tous les rôles. »

À Chakra G. : « Terrible amitié des écrans qui ne dorment jamais. » Et la phrase suivante qui est aussi pour Daniel Rondeau : « Plus d’âmes ? que des clients. »

À mes amis en général, cette définition avec laquelle je ne suis pas certain d’être d’accord, mais qui me plaît de toute façon : « Un ami, c’est quelqu’un à qui on fait le cadeau de s’étonner. »

À Lydie « LaKing », Géraldine  et  mes amis fumeurs : « Il suffit pour éclairer la vie entière de la braise d’une cigarette dans les rues où deux amoureux se raccompagnent l’un l’autre jusqu’au petit matin, triomphe du muguet rouge. »

À Chakra G. encore, à mes amis végétariens/taliens : « Descartes, mon pauvre René, qu’est-ce qui t’a pris ? Tu dis des animaux qu’ils sont des machines ? Mais les trois secondes où le chat après manger se lèche les babines, c’est d’Artagnan qui s’essuie les moustaches après un festin ! »

À Bizot : « La calligraphie fut inventée au Japon au ive siècle d’après des empreintes de pas d’oiseaux sur le sable des plages. Au xxie siècle, le monde travaille à effacer les oiseaux et l’écriture manuscrite […]. »

À Bizot, toujours : « Le balai du progrès est passé sur le langage. Dieu pèse moins qu’une miette de pain. On l’a jeté aux oiseaux du jardin puis on a terrifié le jardin, lapidé les oiseaux. »

À Julie, pour qu’elle se souvienne : « Le métro transporte sa cargaison de visages gris. Une jeune femme entre dans le wagon avec son bébé endormi dans la poussette. Le sommeil du nourrisson engendre un soleil de plusieurs mètres de diamètre. »

À Julie toujours et à Bruce « Bruto », le romano-grec de Chicago : « De la lumière monte d’un livre lu par mon voisin. Je lui demande ce qu’il lit : “Plutarque.” Je comprends mieux mon étonnement : la lumière venait du premier siècle. »

À Nata : « La poésie est don de lire la vie. » Et : « Éclairer une seconde, c’est éclairer pour toute la vie. »

À Bizot : « La modernité est le crime parfait. Même le mort ne s’aperçoit pas qu’il est mort. »

À Vincent : « Les publicitaires sont des thanatopracteurs d’un genre particulier : ils travaillent à rendre mort ce qui était vivant. »

À Chakra G. et à Denis : « Entre notre vie et nous, un hygiaphone. Notre ange ne vient plus au parloir. »

À Yvan, Bizot et Bruce : « Je voudrais être enterré dans une bouteille de whisky pour maturer, et qu’on y ajoute une queue de lézard pour donner du goût. »

À Denis et Léo : « L’absence, le vide, le manque, qu’avez-vous fait d’eux ? C’était notre seul bien. »

À Philippe C. :de Dora Diamant, la dernière compagne de Franz Kafka,« C’était le plus gai des compagnons, diras-tu. Et personne ne te croira. »

Au même : « Sur la tombe de Dora Diamant, à Londres, un brin de muguet rouge, et ces mots : “Seul qui connaît Dora sait ce qu’aimer veut dire.” »

À Marylène de Fontvieille : « Les fleurs sont des questions qui viennent vers nous et nous supplient de ne pas répondre. »

À Nata : « Je n’ai jamais rien su faire dans le monde que m’asseoir sur les marches d’un poème et mendier. »

À Philippe D., biographe de Grothendiek : « Je suis une lampe dans une cuisine du petit village de Lasserre, dans l’Ariège. Je brûle la nuit au carreau, la nuit du Temps et celle du monde, qui voudraient m’empêcher d’éclairer mon maître, Alexandre Grothendieck, génie des mathématiques, en rupture de tout milieu, fou et doué de l’indomptable santé de l’enfance. De dix heures du soir à sept heures du matin, sur la table ronde de la petite cuisine, il écrit. Des milliers de pages. Sur la vie, sur les chiffres qui sont un bracelet angélique trituré par les militaires et tous les sinistres domestiques de la communication et autres étoiles mornes et mal famées. Il écrit sous ma chaleur, ma confiance lumineuse. Depuis vingt ans il ne voit personne, que les plantes et les herbes folles, ses amies. Sa maison est cernée de muguets rouges – muraille contre le monde et toutes les conventions, infranchissable d’être légère. Il parle de l’âme et du cœur. Les âmes travaillent la nuit comme le bois des poutres anciennes. »

À Nata et Antoine, mes totos : « Tout homme est un poète qui meurt à l’hôpital de la Conception à Marseille. »

Aux mêmes, et à Denis : « La poésie est don de lire la vie. Est poétique toute concentration soudaine du regard sur un seul détail, que provoque notre désir enfantin de ne jamais mourir. »

À Marie-Odile : « Sans arrêt passer dans les chambres de papier, que personne ne dorme, que même les virgules et les points restent éveillés jusqu’à la fin du monde. »

À Léo, à Daniel : « Nous avons broyé les jambes de l’Éternel. Il ne peut plus faire un pas vers nous. »

À Bizot : « Un petit manège tourne, allumé dans la nuit comme un chagrin merveilleux. »

À Peggy R. : « La momie dans le scanner éclate de rire. »

À Léo : « Les chiens électroniques perdent leur flair devant un cœur en crue. »

À Léo et à la mémoire de Mireille Guyonnet et de Jacqueline du Pré : « Il fait froid, j’allume la Troisième Suite de Bach. Violoncelle, gros chien d’avalanche. La musique va et vient dans la pièce comme les volutes d’un bon tabac. Elle ne fait aucun bruit. »

À Bernard : « Un homme hanté se multiplie. Il porte à son poignet un carré plus noir que la nuit où s’est pendu Nerval. »

À Karin : « La porte du Paradis grince merveilleusement. »

À Louis : « La délicatesse d’un seul arbre, fût-il le dernier sur cette terre, remettra tout en place, en ordre. En vie. »

À Denis, Fred et Léo : « Recevoir sur la main une goutte de pluie, une seule, et par ce contact converser avec tous les morts des siècles passés. »

À Bizot : « Tous les mystiques portent un sac de farine sur leur dos. Quand on les suit, on se retrouve tout blanc. Le sac était percé. »

À Yvan : « Poussant les volets, je reçois en plein visage le sourire de mon père disparu. »

 

Références

Christian Bobin, Le Muguet rouge (Gallimard, 2022, 72 pages, 12,50 euros)

Philippe Douroux, Alexandre Grothendieck, sur les traces du dernier génie des mathématiques (Allary, 2016, 272 pages, 18,90 euros)

 


[1] Bobinos, bobiniens, bobinistes ? Pas bobinards, en tout cas, c’est un moche mot et ça ne conviendrait pas à un poète catholique (quoique… avant sa suppression par Mme Marthe Richard, le bordel a dû sauver du divorce impie bien des couples) ; bobinastes, pourquoi pas ? Bobinomanes ?