J’avais vingt ans, c’était tard dans le siècle dernier ; de l’exaltation amoureuse et du mal-être radical de qui n’a pas encore vécu la moindre épreuve de la vie, je tirai un petit roman. Deux cents et quelques feuillets torchés en trois semaines sur une Hermès Baby verte. Le manuscrit achevé, je le donnai à l’écrivain le plus proche de moi : mon père. Je l’avais admiré de loin, de près je l’avais détesté ; nous en étions à cette phase où nous nous fréquentions de façon plus civile ; confronté à son étrangeté, j’apprenais à vivre avec ses contradictions et débutais l’apprentissage de mes propres ambiguïtés.
Mon père fut honnête avec moi : il n’allait pas lire mon roman, mais le confier à un de ses vieux amis, le journaliste-écrivain-éditeur Roger Grenier. Quelques semaines plus tard, j’étais dans le petit bureau[1] d’un petit homme dont le regard pétillait de malice derrière les lunettes. S’il n’était son cadet que de cinq ans (Yvan né en 1914, Roger en 1919), il faisait partie de ses jeunes amis, comme mon parrain Blondin (né en 1922), le Niçois Louis Nucéra (1928), José Giovanni (1923) ou Alphonse Boudard (1925).
Yvan et Roger avaient été collègues à France Dimanche. Mon père racontait le talent de Roger, enquêtant sur tel crime paysan particulièrement abominable, pour gagner la confiance de la famille, se faire inviter pour le café ou l’apéro, et se faire remettre les photos qui illustreraient son article.
Pas de traces, hélas, de ces épisodes dans le merveilleux petit livre posthume que le Calamar[2] édite ces jours-ci, mais il y a de quoi se réjouir à chaque page, depuis les deux superbes nouvelles ouvrant ce petit volume jusqu’aux souvenirs d’enfance qui le closent. Les nostalgiques y trouveront l’évocation de mondes disparus et de personnages oubliés, comme l’écrivain Henri Thomas, que mon cher Bizot ne connaît que comme traducteur français de Junger.
J’ai croisé quelques-uns de ceux qu’il évoque, comme Robert Gallimard, l’« oncle Robert », de mon amie Anne ; j’allais parfois mourir d’ennui dans de longs dîners où il était question de véritables écrivains comme « Jean-Paul » (Sartre) ou « Albert » (Camus). « Oncle Robert » a rejoint le territoire des fantômes que nous gagnons tous à notre heure et où nous nous effaçons.
Point besoin d’avoir une âme de ci-devant pour se réjouir du livre de Roger, car ce grand lecteur de Tchekhov a, comme son maître, le sens de la concision et du détail juste – toutes qualités qui font merveille lorsqu’il évoque son expérience de « nègre » de Charlie Chaplin, l’enterrement d’André Gide, une visite au président tunisien Bourguiba, le passage des poètes beat américains à Paris ponctué par l’effondrement de Jack Kerouac ivre mort au pied du perron de son éditeur français, ou les rapports fluctuants de Jean Giono avec les ascenseurs ; quelques « stars » passent, comme l’académicien Marcel Achard, dont je possède une réjouissante lettre d’insultes à mon père, mais aussi Raymond Queneau ou Simone de Beauvoir, mais on ne prend pas moins de plaisir à lire les portraits de curieuses et anonymes figures : un employé du syndicat d’initiative de Pau, un vieux mondain assez vain, un ancien légionnaire, un innocent cocu, un journaliste belge capable de prédire les suicides, un vieil aristocrate se vantant de posséder le poignard de Ravaillac, un descendant du meurtrier de Pouchkine.
Discret entre les discrets, histoire de ne pas se faire remarquer, Roger a évité d’atteindre le siècle : il est mort il y a trois ans, âgé de « seulement » quatre-vingt-dix-huit ans, un chiffre tchékhovien. « Tu me demandes où je me situe » [dans le classement des artistes russes qu’il établit], écrit en substance Anton Pavlovitch à un de ses correspondants, « et je te répondrai : à la quatre-vingt-dix-huitième place ».
J’ai eu la chance de rendre à Roger une visite dont j’ignorais qu’elle serait la dernière : quelques mois plus tôt, il s’était fracturé le col du fémur ; déjà il était retourné chez le Calamar prendre connaissance avec son éternel appétit de la pile de manuscrits qui l’attendait sur son bureau ; il fourmillait de projets et d’envie de vivre.
Références
Les Deux Rives,deRoger Grenier, Gallimard, 140 pages, 15,50 euros.
(Belle) préface d’un autre discret écrivain-éditeur (ou éditeur-écrivain), Jean-Marie Laclavetine.
[1] En voyant le film Dans la peau de John Malkovich avec ses espaces confinés et ses demi-étages, j’ai cru me retrouver dans les locaux de la rue Sébastien Bottin, devenue Gaston Gallimard, où j’ai toujours ressenti un étouffement particulier.
[2] Référence gratuite : ainsi Raymond Queneau surnommait-il la maison Gallimard : petit animal cracheur d’encre.