Quand mon ami Bruno est venu me rendre visite à New York, c’était la première fois au cours de sa déjà longue vie qu’il se rendait aux Etats-Unis. J’aurais presque pu dire que c’était la première fois qu’il allait à l’étranger, ce qui est inexact techniquement, puisque, montagnard fiévreux, Bruno considère que les Alpes, montagnes essentiellement françaises, débordent territorialement pour des raisons historiques incompréhensibles sur des nations étranges comme l’Autriche, la Suisse et l’Italie, où l’on parle des langues qui ne sont pas le français. Autant dire que Bruno, à la manière des Grecs anciens, voit l’étranger comme le barbare. Il a donc fallu son affection pour moi pour que cet über-French franchisse l’Atlantique. Bruno a une éducation remarquable, très vieille France, et il applique très bien le principe selon lequel pour parler à un étranger il n’est pas nécessaire de parler sa langue, il suffit de s’exprimer en français suffisamment fort et lentement. Son séjour s’est donc raisonnablement bien passé, à deux détails près.
A son arrivée, Bruno réclama des biscottes. Recherches vaines chez « Gristede’s » et « Whole Foods ». Regard entendu de Bruno : comment considérer sérieusement le degré de civilisation d’un pays qui n’a pas évolué jusqu’à cet acmé du petit-déjeuner : la biscotte ? L’art de tartiner une biscotte sans la casser par rapport au trempouillage du pain de mie dans le pot de Nutella, c’est à peu près les Nymphéas de Monet face au dernier mickey de Jeff Koons.
Deuxième incident, à la veille de son départ. A l’issue d’une journée de promenade à vélo que j’avais jugée réellement satisfaisante, il émit en effet ce jugement agaçant : « C’est étrange, cette ville, il n’y a pas de places. » Je crus qu’il plaisantait et lui demandai s’il avait cherché la place des Vosges du côté de Wall Street. Le drame est qu’il était sérieux : « Tu comprends parfaitement ce que je veux dire », dit-il, buté, « il n’y a pas de places. » M’impatientant, je lui dis qu’il n’y avait pas le pont de Brooklyn à Paris, ce qui n’en diminuait pas la beauté, et que chaque ville se construisait selon un génie propre dont le visiteur intelligent et éclairé cherchait à percer le mystère. Bruno se referma et quitta les Etats-Unis confirmé dans son intuition que c’était un pays abominable où les seuls endroits fréquentables étaient les musées contenant de la peinture européenne. Il n’y avait rien appris qu’il ne sût déjà, sauf cette découverte terrible « qu’on n'y trouvait ni places, ni biscottes. Je les ai trouvées après son arrivée mais je doute que cette découverte soit susceptible de changer son opinion.