VÉRITÉ ET DÉMOCRATIE : LE CAS TRUMP

2 septembre 2020

Si l’on suit Tzvetan Todorov, inspiré par l’exemple de Germaine Tillion, la vérité des faits n’est pas le fruit changeant, incertain, de la subjectivité personnelle ; le respect pour eux, au-delà des  émotions, des opinions et des jugements, est même considéré par ces auteurs comme une des conditions de l’exercice démocratique ;  leur distorsion systématique, à l’image des constantes retouches photographiques opérées par le régime stalinien, est l’une des caractéristiques des régimes totalitaires.

 Quand  les faits  et les chiffres  ne lui conviennent pas,  M.  Trump les qualifie de « fake news » ; le mépris qu’il affiche à ce sujet est un signe particulièrement inquiétant pour les Etats-Unis et pour le monde. Cette vedette de télé-réalité, faux self-made man et fils à papa, ressemble de plus en plus à un Arturo Ui, le héros  inspiré à  Bertolt Brecht par Adolf Hitler, à l’âge des réseaux sociaux. Il a développé une énergie inouïe à tenter de démentir deux adages  célèbres d’Abraham Lincoln, auquel il aime à se comparer favorablement : « Aucun homme n’a assez de mémoire pour réussir dans le mensonge. » et « On peut tromper une partie du peuple tout le temps et tout le peuple une partie du temps, mais on ne peut pas tromper tout le peuple tout le temps. »

Dans ces conditions, quoique, à entendre les médias français, sa défaite aux prochaines élections soit inéluctable, on peut s’inquiéter de voir s’enclencher les mécanismes ayant abouti à son élection il y a quatre ans, aggravés par le fait qu’en sus du soutien de Fox News et de la complicité de facto des médias « libéraux » obsédés par lui, l’occupant de la Maison Banche s’est assuré  l’appui du Sénat, de nombre de gouverneurs, et de la majorité de la Cour Suprême. On peut néanmoins espérer que le plus grand président républicain de l’histoire U.S. – et l’un des plus grands tout court – aura raison malgré tout et que le peuple américain, abusé une fois il y a quatre ans (« un certain temps »), ouvrira les yeux sur la gestion catastrophique (chez nous c’est pas top, mais en comparaison c’est le rêve) de la pandémie Covid et des choix économiques et fiscaux dont les pauvres et la middle class sont les victimes. M. Biden n’est pas un candidat qui fait rêver – c’est ce que certains démocrates, à gauche, lui reprochent- mais c’est un mensonge sans vergogne de le présenter comme une marionnette à la botte des socialistes qui va mettre l’Amérique à feu et à sang – cela, M. Trump y contribue déjà largement lui-même en aggravant des tensions raciales explosives; certes leurs causes profondes remontent aux origines  même du pays  et traversent ses  plus de deux siècles d’histoire ; mais en jetant de l’huile sur le feu par ses déclarations à l’emporte-pièce[1], en mentant sur l’existence de complots gauchistes  afin de créer l’illusion d’une équivalence avec les forces  (très réelles, elles) des  tenants de la suprématie blanche, il est difficile à M. Trump, ignorant la géographie de son propre pays [2], de se présenter comme le candidat de l’équilibre, de l’ordre  et de la paix civile.

L’ensemble des peuples du monde, dont les vies sont influencées si profondément pour les décisions américaines, devrait en toute logique avoir un ou deux « grands électeurs » à  l’occasion de la présidentielle U.S ; il est finalement bon que cet amendement n’ait pas été voté, ni même  jamais envisagé : nul doute, si un Obama et un congrès à majorité démocrate l’avaient par extraordinaire  instauré, que Trump et son « gang du chou-fleur » prétendraient que l’élection s’en trouve faussée. S’agissant d’un homme dont l’élection a été favorisée par des manipulations russes et qui prétend sans la moindre preuve que le vote par correspondance est une source de fraude massive, on peut s’attendre à tout.  

Pour nous sortir de cette gadoue, on ne peut mieux faire que de citer Germaine Tillion elle-même : «  Je pense de toutes mes forces que la justice et la vérité comptent plus que n’importe quel intérêt politique. » Wish that it were, Germaine ! Que le peuple américain vous entende !

 

P.S.

Dans une interview au New York Times,  M. Trump avançait  sans honte un excellent argument en faveur de sa réélection : il fait vendre. Exact. D’après un ami journaliste new yorkais (vive l’apéro zoom !), le Times, le Washington Post et le Wall Street Journal enregistrent des records d’abonnements ; d’autre part plusieurs livres anti-Trump se trouvent sur la liste des best-sellers. L’actuel président U.S. est bien l’un de ces candidats de télé-réalité qu’on adore détester : avec lui les tirages et les audiences télé montent. Assez pour qu’il soit réélu ?  Souvenons-nous qu’en 2015, pendant la primaire républicaine il avait soulevé un tollé en rabaissant John McCain, homme politique critiquable mais salué pour son courage pendant sa longue détention aux main des Nord-Vietnamiens, affirmant que les vrais héros ne se faisaient pas prendre ;  Trump  avait  alors subi les foudres du New York Post, quotidien populaire démagogue appartenant à M. Murdoch, et beaucoup le donnaient pour fini. Quelques mois plus tard il devenait pourtant le quarante-cinquième président des Etats-Unis.

PPS. J’ai croisé Malik sur le faubourg : nouvelle animation musicale annoncée, au Bistrot du Canal cette fois.

 

Références :

La Résistible ascension d’Arturo Ui, pièce de Bertolt Brecht écrite en 1941 et publiée en 1958 (disponible aux éditions de l’Arche)

Germaine Tillion, Combats de guerre et de paix (Seuil, 2007)

Tzvetan Todorov, Lire et vivre, préface d’André Comte Sponville (Robert Laffont/Versilio, 2018)

Sur Abraham Lincoln, sauf erreur de ma part, le livre de référence est celui de Doris Kearns Goodwin, une historienne dont le seul défaut à mes yeux est d’être une fanatique de l’équipe des Red Sox de Boston, les ennemis favoris de mes chers Yankees. Team of rivals, the political genius of Abraham Lincoln (Simon and Shuster, 2005), livre qui a servi de support au (bon) film de Spielberg, Lincoln (2012) avec le toujours excellent Daniel Day Lewis. Pas une raison pour oublier le classique Young Mr. Lincoln, de John Ford avec Henry Fonda (1939) ; Abraham Lincoln chasseur de vampires (le livre et l’adaptation filmée de 2012) sont plus des curiosités qu’autre chose.

Sur ce qu’est une élection présidentielle américaine, il existe  notamment un (énorme et magnifique) ouvrage, What it takes, de Richard Ben Cramer (1047 pages, Random House, 1992) consacré à la présidentielle de 1988 –  celle qui a vu l’élection du premier George Bush ( pas W, les filles, H – et le jeune Biden faisait déjà partie des prétendants démocrates)  plusieurs de mes proches ont lu passionnément le presque aussi volumineux Game Change , de John Heilemann (Harper Collins, 2010) sur la première élection de Barack Obama, mais je ne l’ai pas lu moi-même – ni vu le film (2012) qui en a été tiré.



[1] Dernière illustration :  faut quand même le faire, quand le jeune Blake a pris sept balles dans le dos, de comparer le geste des policiers à un coup raté au golf.

[2] Il se targuait d’avoir engagé la construction d’ un « beau mur » dans le Colorado pour le séparer du Mexique alors que cet état, à la différence du Nouveau Mexique, n’a pas de frontière commune avec ce pays (« Pauvre Mexique, si loin de Dieu, si près des Etats-Unis », se serait lamenté Porfirio Diaz)