UNE HISTOIRE BANALE ET PEU ORDINAIRE

8 avril 2011

Boulevard de Metz, à Lille, il y a des immeubles posés les uns à côté des autres, alignés pour le grand Lego de la ville, le vieux modèle, où toutes les pièces se ressemblent. Au coin d’une rue le cube en brique rouge d’une « maison de quartier ». On peut dire que c’est « chaud », on peut dire que c’est « vivant ». Il y a des vélos qui passent dans les allées et un scooter qui roule sur le trottoir, à 100 mètres des emmerdements possible – un car de flics arrêté en travers d’une esplanade commerçante.

Boulevard de Metz, association « Perspectives », où mon amie Samira m’emmène animer un atelier d’écriture avec des femmes du quartier. Un rez-de-chaussée d’immeuble comme les autres, une porte métallique sur laquelle il faut cogner pour se faire entendre : derrière ça pépie, ça piapiatte, ça rigole. Il paraît qu’elles sont impressionnées, pas tant que moi en tout cas… Je reconnais certains visages : elles étaient déjà là il y a deux ans, à Wazemme, quand Samira m’avait invité à la « remise des travaux » de l’association Mademoiselle S. « C’est la première fois que c’est un homme qui anime un atelier», me dit Fatiha, qui a fondé « Perspectives » il y a plus de dix ans : soutien scolaire pour les enfants, sport, yoga, sorties… et depuis la rencontre avec Samira « salons littéraires » avec des écrivains, et ces fameux ateliers d’écriture.

Il y a deux ans, quand Fatiha est arrivée pour la première fois avec une liasse de papiers blancs et des bics, certaines ont regimbé : c’est la peur du français, la peur des fautes d’orthographe, de grammaire, la peur de se raconter, à soi-même et devant les autres… car comme dans tout atelier qui se respecte on écrit – et puis on lit à haute voix. Peu à peu, elles ont surmonté cette pudeur, cette honte, et elles ne veulent pas rater ce rendez-vous avec elles-mêmes, avec les autres, et avec ces étrangers de passage qui les aident, chacun à sa façon, à creuser un tunnel en elles pour y retrouver des sensations et des émotions bien enfouies.

On se présente, timidement ou avec confiance, on partage le café. Déjà certaines parlent des mots – de ces mots qui les effrayaient et qui leur sont devenus le sel de la vie. Je n’ai pas choisi le thème d’aujourd’hui, il est venu d’une lecture précédente. Cela s’appelle « la honte ». Je leur demande de se poser tranquillement, de respirer, de faire le silence… et de plonger. Classe studieuse – tout le monde écrit – même Aziza qui n’est là que depuis deux ans et a demandé si elle pouvait écrire en arabe, même Khadija la timide, même Lamia, la fille d’Aziza, qui nous a fait rire en disant que sa mère écrivait maintenant « un roman ». Tout le monde écrit – même moi.

Un peu plus tôt il y a eu un moment d’inquiétude, sinon de tension, quand deux amis de Samira sont arrivés pour filmer… Dans la précipitation Sam avait oublié de prévenir Fatiha et quelques femmes ont eu un geste de la main pour se protéger le visage. Ici sont passées dans une brume leurs histoires, dont on ne connaît que des bribes, et les peurs qui font partie de leur vie quotidienne. Puis tout est rentré dans l’ordre.

Le temps de lire vient trop vite, car pour certaines il faut déjà partir. La honte de s’être retrouvée sur le cul devant le passage à niveau… la honte à la préfecture de ne pas avoir su répondre sur la constitution française… la honte d’être envahie par la honte… C’est parfois dit en une phrase, en une petite anecdote, ça prend parfois de l’ampleur, il y a des vagues de colère, des chagrins, et des rigolades aussi. Vite il faut lire les derniers textes : encouragements, applaudissements, embrassades…

Radia me donne avant de partir un texte autobiographique qu’elle a écrit toute seule, avant de se faire aider pour corriger les fautes. Ca parle d’une enfance marocaine, d’une petite fille perchée sur un eucalyptus, de l’exil, d’un mariage raté… Elle a intitulé ça « une histoire banale et peu ordinaire ».

Boulevard de Metz, nous marchons avec Samira vers le métro. Avant de les quitter, je leur ai parlé d’Hermès, le dieu aux semelles de vent qui accompagne ceux qui manient les mots. Moi aussi je suis plus léger qu’en arrivant.

Boulevard de Metz, à Lille : une histoire banale et peu ordinaire.