MES PERES, TOUS, CES HOMMES-LA

24 avril 2011

Je pense à ces hommes âgés,

à la peau ravagée,

que la vie battit et qui pourtant

résistent,

qui avec sa rage,

qui avec son courage,

qui avec sa sagesse,

qui avec sa folie.

Je vois leurs mains bleutées,

aux veines grises et dures,

tavelées, et qui semblent

sur chaque objet hésiter.

Malades ? ou même pas,

de la vie qui s’enfuit.,

avec aux basques attachée

la kyrielle des mots en –ose,

des mots en –ite,

qui disent, très techniques,

tout ce qui en eux se délite.

Ils sont mes pères, tous,

ces hommes-là,

pleins d’une tristesse qui m’emplit,

de larmes que je verse à mon tour,

de rires qui grelottent et s’éteignent

à la tombée du soir.

Je vois Jacques ramassant dans la pénombre les morceaux d’une épopée marine qui finit dans cette Bretagne noire, au milieu de rochers découpés qui rendent la côté inaccessible et qui rappellent que si l’on vit dans ce pays (comment le nier ? il y a bien de ces petites maisons d’où des signes s’échappent), l’on n’y vient pas facilement par les chemins de terre ou d’eau. Jeune soldat, seul sur le pont du navire, il lisait de ces livres qui font ricaner les autres, livres où l’on cherche un remède à la solitude ressentie depuis l’enfance et à l’issue desquels on se retrouve plus seul qu’avant. Jacques oublie où il est, certains jours, et s’enfuit, et disparaît, croyant partir en bateau. Le retrouver est pour les siens aussi triste, peut-être plus, que de le perdre – alors pourquoi ne pas le laisser dériver et couronné d’algue et d’écume ?

Je pense au père de Samira, dont je ne connais pas le nom, ce mineur marocain à la voix douce dont la main traçait le mot de paix, en arabe, en français.

Je pense à René, mon petit père René, avec sa gouaille de titi, sa femme silencieuse, et les coups de colère qui le soulèvent parfois, sans cesser de le faire rire.

Je pense à Raymond, si fragile qu’on le dirait parfois tout au bord de la vie – non pas le grand saut, mais les confins du monde, là où même à la lunette les voyageurs s’amenuisent et disparaissent.

Je pense à Borislav, l’élégant diplomate, me dandy,

qui passe le plus clair de s vie,

comme on dit,

à marcher dans la boue entre quatre immeubles d’une banlieue où la vue sur le mont Vitocha était – mais à peine, et peut-être même pas du tout, au contraire – la seule consolation.

Je pense à Bizot, mon cher Bizot, qui peut aussi bien être mon ami, mon frère, mon aïeul et mon fils, que j’aime et je protège, bien en vain, et dont parfois le sourire dessine son visage en un triangle si triste, si pitoyable, qu’on voudrait lui caresser le cou, comme à un chien, pour le consoler, l’apaiser.

Je pense à Alphonse, à Louis, à José, ceux dont mon père était, disait-il non sans fierté, le père, et qui devinrent à leur tour, un temps, mes fils : ils écrivaient des livres et si j’ose emprunter à l’un d’eux, tous mouraient d’enfance. Ils ont fait de leur mieux et moi aussi, sans doute, je leur ai donné mon pas grand-chose.

Je pense à Ivan, le Bougre fatigué qui est assis à la porte du 220, à qui je donne une pièce et quelques mots qui n’en sont pas, un marmonnement, un grommellement qui répond au sien.

Je pense à tous ces hommes croisés sur le chemin, hommes courbés, cabossés, lassés, pleins de secrets misérables en effet (et magnifiques aussi, André, ne le savais-tu pas – je peux te le dire maintenant, ce mépris-là m’a toujours fait chier), leurs semelles traînant sur des sols durs, soulevant la poussière, leurs os craquant dans d’ultimes manœuvres de port, leurs muscles endoloris, leurs voix enrouées, leurs mots raréfiés – ah tous ces vieux dont le presque-rien à dire est insupportable et que l’indifférence tutoie, abolit.

Je pense à ceux que j’oublie et qui m’ont vu passer dans un pan de regard, passer et m’effacer, ceux dont la main se tordait, ceux dont la bouche s’ouvrait, lèvres tremblantes, et que je n’ai pas vus : mon ombre a rejoint l’armée des ombres qui les peuple et fait pour eux pays et paysage, ici, maintenant et à l’heure de leur mort.

Et puis je pense à toi, mon père : t’ai-je rendu justice ? c’est ce que l’on me dit, parfois, et je n’en sais rien, je n’ai ni juste ni injuste, je n’ai pas « pensé » ce que j’ai écrit – penser, élaborer, articuler, méditer, peser – je l’ai juste craché comme cela me venait. Cela ne s’appelle pas « toi », si l’on veut, mais « toi-en-moi », et non même pas toi en moi pour toujours, mais toi en moi pour ces jours-là où j’écrivais ces lignes, il y a longtemps déjà, sans savoir ce que j’écrivais, peut-être la seule façon d’écrire. J’espère que tu ne m’en veux pas là où tu n’es pas, car moi je t’aime là où je ne suis pas sûr d’être et où nous sommes toi et moi, sans plus de doute ni d’attente, ensemble.