Mourad Benchellali (photo le Figaro)
Il y a bientôt six ans, dans l’avion qui le ramenait de Guantanamo, Mourad Benchellali et ses cinq compagnons français pensaient que leur cauchemar était terminé. Après deux ans et demi de détention dans des conditions dénoncées universellement, Mourad allait retrouver la liberté et le chemin d’une vie à reconstruire. Il n’en a rien été – et l’on peut même se demander si le nouveau cauchemar dans lequel il est entré n’est pas, à certains égards, comparable au précédent. Il implique le système policier et judiciaire français, l’hypocrisie gouvernementale et l’indifférence de tous.
La décision de justice est donc tombée (Le Monde du 20 février) en une dépêche de quelques lignes qui n’a suscité aucune indignation – et même aucun commentaire. La relaxe qui avait été prononcée en faveur de Mourad et des autre Français de Guantanamo est annulée. Pour la troisième fois en trois ans, ils vont être jugés… A un an de l’anniversaire de ce calamiteux été 2001 où, sous l’influence de son frère et sans aucune conscience de ce qui l’attendait, il a pris la route de l’Afghanistan, il ne lui est toujours pas permis de tourner la page.
Rappelons quelques faits de base : téléguidé par son frère, voyageant avec des faux passeports fournis par lui, Mourad et son ami Nizar Sassi ont rencontré des « amis » de Londres à Islamabad qui les ont expédiés dans un camp d’entraînement près de Kandahar. Ils nient avec force avoir été conscients de la nature de ce camp avant de s’y trouver prisonniers pour deux mois marqués par la peur. Ce camp drainait des jeunes Musulmans du monde entier avec des niveaux d’information et d’engagement personnel d’une extraordinaire variété ; c’est à l’issue de cette « formation » que le tri se faisait, entre ceux qui se spécialisaient dans une arme particulière, ceux qui partaient directement au combat – et ceux qui rentraient chez eux en tentant d’oublier ce qu’ils avaient vécu. Terrifié par son expérience, Mourad n’a jamais participé au moindre jihad et il a simplement, comme des centaines d’autres, eu la malchance au cours de son voyage de retour d’être acheté (le tarif maintenant connu était de 5.000 dollars par tête) par les Américains aux Pakistanais, qui avaient trouvé ce dangereux « ennemi combattant » en train de prendre le thé dans une mosquée.
On ne peut revenir qu’en quelques mots sur les épreuves endurées : nul ne saura jamais l’étendue des tortures et des exécutions sommaires sur les camps provisoires de Bagram et Kandahar (là où Mourad a été détenu) ; dans cet automne 2001, tout Musulman suspect détenu par les Américains était moins qu’un chien, et les traitements adaptés. Puis début 2002 c’est le transfert à Guantanamo : autre enfer, décrit par Mourad et d’autres. Torture physique et morale, traitements dégradants, interrogatoires sans fin pour une procédure absente… C’est dans ce cadre que des agents de la DGSE ont débarqué pour une mission de renseignements et d’assistance. Rappelons qu’à cette époque le gouvernement français dénonçait le « trou noir » de Guantanamo, son illégalité absolue. Or nos agents se félicitent dans leur rapport de l’excellent accueil qui leur est fait par leurs collègues américains, et de l’efficace collaboration qui s’engage. Voici pour l’assistance. Ce double langage, huit ans après, dure encore. C’est en effet sur la base des rapports établis par la DGSE qu’à leur descente d’avion Mourad et ses camarades ont été placés en garde à vue, puis mis en examen, en détention provisoire pour dix-huit mois, dans l’attente d’un procès… qui n’en finit pas.
Sur la base de cette « déloyauté » de procédure, leurs avocats avaient obtenu la relaxe. Il faut croire que laisser ces jeunes gens refaire leur vie serait une tache sur l’honneur de la République plus grave que la succession des « mensonges d’Etat » et des hypocrisies. Les agents de la DGSE qui, au lieu de les aider, les ont enfoncés à l’heure de leur plus grande solitude ; les policiers qui les ont fait « avouer », les juges d’instruction qui les ont maintenus en détention, et ceux qui se livrent aujourd’hui sur leur dos à de distrayantes passes d’armes légales – tous vivent dans la parfaite impunité morale qui leur est garantie par l’indifférence, quand ce ne sont pas la suspicion et le mépris, qui entourent ces jeunes gens. « J’ai du goût », écrivait Camus, « pour les causes perdues : elles demandent une âme entière, égale à sa défaite comme à ses victoires passagères ». Je n’ai pas la prétention d’avoir une âme entière, mais je sais reconnaître une cause perdue.
Mourad m’a raconté qu’à son départ un jeune Yéménite (qui est sans doute encore présent à Guantanamo, car le rendre à son gouvernement c’est le condamner à une mort anonyme) l’avait apostrophé : « Quand tu rentreras dans ton pays, Mourad, parle ! Raconte ! Chez toi il y a des droits, chez nous il n’y a rien. »
Il faut croire que ces droits ne sont pas grand-chose, même en France, quand on est un jeune Musulman qui s’est trompé de route. Tous les autres Occidentaux pris dans le même piège sont rentrés chez eux à leur retour en Angleterre, en Suède, au Danemark, etc. Mais les nôtres sont encore, interminablement, dans ce broyeur, victimes non plus de la torture physique, mais de la torture morale d’un interminable Guantanamo judiciaire.
Article publié sur le Monde.fr