UKRAINE, UN AMOUR RUSSE ?

25 avril 2022

Stress pré-électoral, blues post-électoral, nous avons passé l’année soumis au supplice chinois du cycle des news : de covid en attentat terroriste, de vax en antivax, du Mali à la Syrie, de l’Afghanistan à l’Ukraine, de Macron à Le Pen, chacun d’entre nous est devenu une chaîne d’infos en continu. Ça diffuse 24/24, jamais d’écran noir, pas une respiration pour un divin rien. Impossible d’y échapper, comme à ces angoisses nocturnes qui nous assaillent parfois et auxquelles il est inutile de répondre : « Allez, pense à autre chose ! » Soignons donc le mal par le mal.

Les argumentaires plus ou moins subtils pour exonérer Poutine de ses crimes sont deux ordres :

• Le premier est stratégique et si grossier que même M. Mélenchon et Mme Le Pen ont fini par y renoncer[1] : en gros, tout ça, c’est la faute des Américains et de l’OTAN ; humilié, cerné, agressé, Poutine ne fait que se défendre avec ses moyens – excessifs, brutaux peut-être, mais compréhensibles. Bombardements systématiques sur des cibles civiles, enlèvements et viols en masse.
À supposer qu’Européens et Américains aient commis des erreurs de compréhension et de stratégie dans leur gestion de l’ère post-soviétique, le concept même d’une Russie (dix-neuf millions de kilomètres carrés) cernée par les Occidentaux est assez comique.

• Le second argument pro-Poutine est historique et se décline en deux parties :

  1. En tentant de reconstituer l’Union soviétique, Poutine ne fait après tout que retrouver les frontières de l’Empire russe existant du règne de Pierre le Grand (1721) jusqu’à la révolution de 1917 ;
  2. Culturellement, il existe un « espace russe » dont les frontières poussent aux quatre points cardinaux, jusqu’à la Pologne à l’Ouest, au Japon à l’Est, la Finlande et la Suède au Nord, la Turquie et l’Iran au Sud.

Plus subtil que le premier, cet argument n’en est pas moins profondément pervers : au nom de l’interpénétration culturelle historique entre ces zones tampons, la Russie disposerait-elle d’un droit éternel à envahir l’Ukraine, la Pologne et les pays baltes, voire tout ou partie de la Scandinavie ?  Selon cette ligne, que ne laissons-nous Erdogan reconstituer l’Empire ottoman dans ses frontières d’avant 1914 ? N’a-t-il pas, lui aussi, le droit de se porter au secours des populations turcophones de la proche Bulgarie qui a été sous la domination de la Divine Porte pendant plus de siècles que dans l’imperium soviétique ?  L’Histoire est réécrite sans cesse par ceux qui prétendent en tirer des leçons politiques.

Histoire pour histoire, il n’est pas inutile de rappeler que l’Empire russe, puis l’Union soviétique se sont défaits par implosion et nécrose et non attaques venues de l’extérieur. Il n’est pas interdit à leurs populations de former des alliances démocratiques entre elles ou avec d’autres – précisément ce que M. Zelenski veut faire pour l’Ukraine, pays imparfait, mais de fonctionnement à peu près démocratique, en se rapprochant de l’Union européenne. Les poutinistes gloussent : un ancien acteur, de seconde zone, un comique de télévision, lui, un grand leader, un Churchill? Ils préfèrent sans doute accorder du crédit à la formation de M. Poutine, officier de carrière au KGB qui a, au moment décisif, fait le choix opportuniste du recyclage politico-affairiste dans la nouvelle Russie. Est-ce donc une surprise absolue que cet ancien apparatchik aux méthodes de voyou et à l’ambition sans limites ni scrupules n’ait pas, mais alors  pas du tout, poussé son pays dans la direction démocratique que M. Poutine a poussé son pays et les récentes républiques qui l’entourent, préférant sa petite « grande Russie » entourée de régimes « aux ordres », de dictatures corrompues sur le modèle de celle qu’il a installée à Moscou, recourant à la brutalité sans limites, au mensonge organisé – voire au chantage nucléaire lorsque les Occidentaux osent remuer une oreille et aider l’Ukraine autrement qu’en « paroles verbales » (Pagnol).

Parlons culture pour finir et laissons les chars poutiniens. Le grand Nicolaï Gogol appartient-il au patrimoine russe ou ukrainien ? Les deux, mon général !
Et Boulgakov ? me rappelle mon amie Nadine « Nadioucha » Dubourvieux, l’une de grandes traductrices de russe, que je consulte avant de publier ces réflexions pour éviter d’y raconter trop de bêtises. Né à Kiev, médecin dans l’armée russe, ayant mené sa tumultueuse carrière littéraire à Moscou, l’auteur du génial Maître et Marguerite est-il ukrainien ? russe ? Là aussi, les deux ! Avançons dans le temps : née en Ukraine de parents biélorusses et ukrainiens, écrivant en russe, l’auteure Svetlana Alexievitch est-elle ou non un exemple de l’universalisme dans son expression russe ?

Parlons cinéma : Sergueï Loznitsa, admirable documentariste, auteur de trois films de fiction non moins admirables, est né en Biélorussie, a suivi ses études en Ukraine puis à Moscou à l’école du cinéma. Est-il biélorusse, ukrainien, russe ? Les trois ! Est-ce un argument pour la destruction de Marioupol et la prise de Kiev ? I say niet, niet, niet !

 

Références

Tout Gogol est traduit en français dans diverses éditions, idem pour Boulgakov (collection « Bouquins », Robert Laffont) et tout Alexievitch, je crois.

Pour Nadioucha, rappelons qu’elle est la traductrice française des oeuvres de Marina Tsvetaieva, y compris Vivre dans le feu,  un ensemble de textes autobiographiques de la grande poétesse  assemblés par Tzvetan Todorov ; j’ai eu l’honneur d’être le préfacier de la Correspondance d’Anton Tchekhov  dont elle a été l’éditrice, la commentatrice et l’émérite traductrice ( Vivre de mes rêves, Bouquins- Robert Laffont, 2015)

Les films de Loznitsa sont disponibles en DVD ; pour raisons diverses, le rude et déprimant Donbass est très demandé en ce moment ; sa libre adaptation de La Douce de Dostoïevski (Une femme douce)est une merveille. Notons qu’en Ukraine même, il a été reproché à Loznitsa de manquer de loyauté à son pays, tout cela parce qu’en artiste il persistait à se refuser au cinéma de propagande et préférait la nuance, l’ironie, la complexité, au militantisme nationaliste.

Sur cette énorme fatigue qui nous accable et les moyens de nous en libérer, je ne saurais que trop re-recommander l’indispensable Goodbye fatigue, de l’excellentissime Léonard Anthony, disponible dans toutes les bonnes crèmeries, en librairie, sur FNAC.com et chez Zonzon (Overjoy, 250 pages, 16,60 euros). C’est presque épuisé, ne perdez pas de temps, il n’y en aura pas pour tout le monde !



[1] Quoique…