Bizot, avec qui je partage (presque) tout, me dit trouver mon obsession actuelle des films de François Truffaut (presque[2]) aussi exotique que ma passion pour l’Olympique de Marseille. Non qu’il supporte le Paris-Qatar-Saint-Germain, ce qu’à Dieu ne plaise, mais autant le spectacle d’un match de rugby (surtout France-Angleterre) éveille en lui des émotions qui, pour être prévisibles (l’Angleterre gagne à la fin), n’en sont pas moins puissantes et incontrôlables, autant l’idée même du football ne provoque chez lui que l’indifférence ou l’invincible ennui.
François Truffaut avait-il le moindre intérêt pour le sport ? Pas que je sache, et il n’y en a, sauf erreur, aucun indice dans ses quatorze films. Des Quatre Cents Coups (1959) à Vivement dimanche (1983), pas un stade, pas un ballon rond ou ovale et si le jeune Antoine Doinel/Jean-Pierre Léaud court sur une plage, ce n’est pas en mode Chariots de feu pour se préparer aux Jeux olympiques, mais pour échapper aux rigueurs du centre où il est « rééduqué », c’est-à-dire détenu. On doit bien voir tel ou tel personnage à bicyclette, mais c’est pas l’ambiance Tour de France ou Paris-Roubaix. Pour en revenir à Doinel, l’effort physique et la concentration mentale ne sont pas absents de sa carrière mais rien dans ses vies professionnelles (de réceptionniste d’hôtel, de détective privé, de coloriste de fleurs, de vendeur de chaussures, de réparateur de télévisions, d’écrivain) ou dans sa vie privée n’indique le moindre goût pour la pratique ou le spectacle du sport.
Ça y est, j’ai trouvé un point commun entre Truffaut et Bizot : ils s’en foutent du foot.
Ce n’est qu’un début et j’avance coup sur coup les trois petits pions (non, cinq !) qui administreront à Bizot la preuve que Truffaut n’est pas si éloigné de lui qu’il le croit :
1. – Ils s’appellent tous les deux François. Tu me diras, ça va pas loin car des François, dans les années 1930 (Truffaut, 1932 ; Bizot, 1939) il y en avait des palanquées – et même des Françoise (môman, 1933.)
2. – Vers la fin de sa vie, Truffaut a tourné deux films avec Gérard Depardieu, et Bizot est le grand-père du plus jeune fils de Depardieu, Jean.
3. – Ils ont tous les deux une fille prénommée Laura.
4. – Truffaut a tourné deux films avec Deneuve en vedette et Bizot a vu une fois Deneuve entrer dans un restaurant, il y a vingt ans – je n’entre pas dans les détails, mais si j’en crois mon ami, elle n’était déjà plus ni la séduisante et dangereuse Marion Vergano de La Sirène du Mississippi, ni la séduisante et courageuse Marion Steiner du Dernier Métro.
5. – Un des écrivains fétiches de Truffaut était Proust. Je ne sais pas s’il avait lu Ernst Jünger qui, avec Marcel, est le héros littéraire de Bizot – mais pour employer une expression bizotesque (bizotienne ?), « c’est quand même pas rien ».
Bizot, je sens que tu n’es pas convaincu. Pourtant, je te promets, pas besoin de casser ta tirelire pour acheter des DVD, il y a plein de Truffaut (pas Truffauts, je crois) disponibles sur Netflix ou Mubi – je sais que tu es abonné, ne serait-ce que pour voir et revoir l’intégrale des Soprano. Je reconnais que les journées sont courtes, quand on est octogénaire, qu’on travaille depuis quarante ans sur une « somme » consacrée au bouddhisme des Khmers et qu’on a « presque fini » depuis quinze ans : quelques virgules à déplacer, quelques centaines d’articles à lire, une dizaine de gros manuscrits en sanskrit ou en khmer à consulter – sans compter le chien à nourrir – on va pas s’arrêter pour regarder The Voice ou Koh-Lanta.
Mon Bizot embarqué (MBE[3]) : « Exact. Idem pour Truffaut. »
Moi : « Tu sais, ça vaut vraiment la peine d’y regarder de plus près. »
Le vrai Bizot[4] : « Truffaut, c’est bien lui qui a réalisé les films où il y a tout le temps ce petit brun agité qui a un phrasé exaspérant ? »
Moi : « Jean-Pierre Léaud, tu veux dire ? »
Bizot : « Ouais, ça doit bien être ce nom-là. »
Sur les noms des dieux du panthéon bouddhiste, les rois des dynasties angkoriennes et la mafia du New Jersey version Soprano, Bizot est imbattable mais il a raté la majeure partie des années 1960 en France, moyennant quoi il est passé à côté de Sacha Distel[5], Jean Gabin deuxième manière, Sheila, Alain Robbe-Grillet ou les Charlots. Et Truffaut, donc.
Donc on en était à Jean-Pierre Léaud qui n’a pas joué queDoinel, même chez Truffaut, mais qui reste associé aux aventures cinématographiques du jeune Antoine.
Doinel est à bien des égards une projection poussée d’un être hybride additionnant Truffaut et Léaud, mais Truffaut est loin de se limiter à lui.
À voir ou revoir ses films, non seulement mon admiration pour le cinéaste croît, mais je me compose le portrait d’un homme que j’aurais aimé, l’un de ceux qui éveillent chez nous le sentiment d’amitié sans réserve (dans mon cas, Tchekhov et Camus pour le passé, Bizot et Todorov pour le présent). Je me refuse à considérer Tzvetan comme mort, et je donne une cinquantaine d’années à Bizot pour finir une première version acceptable de sa Summa buddhista.
Ça me fait bizarre de m’en souvenir parce que j’ai participé à sa création, mais l’idée de base de la partie blog du slog était de faire des textes courts – 300 mots, c’est plus que Twitter mais ça reste assez compact. Je sais pas si c’est un effet de l’âge, mais depuis quelque temps j’ai plus de mal à faire court – et pourtant je prends le temps… J’ai dû découper ce Truffaut, d’abord en deux, puis en trois… maintenant j’en suis à douze épisodes, dont ce qui précède est le premier. (À suivre, donc.)
[1] Non fake note de Malcampo : « Ça me fait un point commun avec Bizot. Je connais 3 noms de d’ex-footballeurs : Cantona à cause de sa personnalité et parce qu’il me fait marrer, Lizarazu parce qu’il est beau et Zidane, je ne sais pas pourquoi. »
[2] Comme le « quoique », le « presque » était l’un des mots fétiches du très regretté Guy Leverve – une de ces rares personnes dont l’oeuvre aura été d’être, tout simplement – ce qui n’est pas donné à n’importe qui. Naître est à la portée de n’importe quel imbécile. Être, c’est une autre affaire, qui ne se résume pas à la gestion des fonctions et à l’accomplissement des gestes basiques permettant survie et subsistance jusqu’à l’Égalisation finale. Ceux qui l’ont connu le savent : Guy était, intensément, colériquement, amoureusement, et c’est pas grave qu’il n’ait pas laissé d’oeuvre en volume (quoique).
[3] Marrant, ça fait member of the British Empire et s’il y a une nation que Bizot déteste autant qu’il l’admire – ou admire autant qu’il la déteste -, c’est la nation britannique.
[4] I guarantee it.
[5] Désolé pour un fan égaré de ce chanteur, mais je crois qu’on peut s’en passer. Idem pour Sheila, et Robbe-Grillet, même si je dois peiner mon amie Dominique, lectrice de ce slog et amatrice d’ARB ( La Jalousie ou les Gommes, je ne suis plus trop sûr duquel). Les Charlots, en revanche, c’est important… comme les Gendarmes avec Louis de Funès (18 films de 1964 à 1982, environ 40 millions d’entrées en France) et les Don Camillo avec Fernandel (5 films de 1952 à 1965, plus de 30 millions d’entrées en Europe)