Trahison…

1 novembre 2011

Je m’étais promis de ne plus jamais me lancer dans la vaine et douloureuse entreprise de traduire depuis une langue que je parle – et surtout que j’écris – sans jamais la « penser » (le français) en une langue que j’écris sans toujours la comprendre (l’anglais) – avec un instinct de bête, qui se jette en avant et découvre, toujours trop tard, ce qu’elle cherchait, instinct seul propre à m’arracher à la certitude de la frustration, de l’insatisfaction et même du ridicule – car ce que j’écris en anglais, je ne doute pas que je serais incapable de m’y essayer en parlant.

C’est pourtant ce que je me retrouve à faire pour le livre de Bizot, « le Silence du Bourreau », pour des raisons un peu compliquées mais qui me mettent dans l’étrange position qu’il fut le premier à me décrire un jour : celle de se trouver le seul à être en mesure d’accomplir quelque chose. Je ne sais pas comment l’exprimer avec la même absolue absence de prétention qu’il me transmit – il y aurait eu plus de titre que moi, car dans son cas il s’agissait de la traduction de textes sacrés faisant appel à plusieurs langues et cultures d’Asie du Sud-Est, exercice pour lequel il avait été formé par des maîtres maintenant disparus, dont la tradition s’achevait avec lui. Pour une entreprise aussi banale que « traduire de français en anglais », j’ai pourtant la même impression. Car je vois bien que la plupart des « fautes » de la première traduction que je relis n’en sont pas, procédant non de l’absence d’une familiarité avec les mots de la langue (ce sont, pour la plupart, des mots simples), mais de l’absence de connaissance de toutes les couches d’où ces mots ont émergé : le « sous-texte », comme on dit en jargon, mais on pourrai aussi bien dire le « sous-bois » ou bien les replis de l’intimité d’un homme.

Pour avoir accompagné Bizot tout au long de l’écriture de son livre, je peux non seulement (banalement) témoigner de ce que chacun des mots choisis lui a coûté, mais aussi de ces processus d’accouchement par lesquels ils sont venus au jour, encore tout gluants de sang et de chairs. Il m’arrive ici ou là de buter sur un sens précis mais ce n’est pas fréquent car, sitôt que je doute, se projette devant mes yeux une sorte de bibliothèque de tous les moments passés ensemble, ou même de ces coups de téléphone où, depuis se terrasse de Chiang Mai, il élaborait, parfois avec rage, parfois avec humour, l’impossibilité de dire ce qu’il voulait dire. Pendant presque trois années, je crois qu’il n’a pu (en dehors de ses enfants) sortir un instant de l’obsession maintenant coulée dans ces 150 pages – et je crois avoir été si proche de lui, si fraternel, jusque dans ma propre tristesse à ne pouvoir l’aider, quand je n’y arrivais pas, que ces dernières semaines me laissent dans l’état physique de « celui qui n’a pas le choix ». Et quoi ? il émane de l’expérience une énergie tout intérieure qui me donne accès à des zones de moi-même que j’ignorais.

Il me semble que c’est cela, vraiment, traduire, ce saut dans le vide qui s’apparente à la création et, par-là, à la vie elle-même.

A défaut de donner des exemples de traduction (encore en révision..), je partage un paragraphe que je viens de lire et relire en français : « Sous nos pieds, à côté de dragons gigantesques, subsistent des caves pourrissantes où se meut l’esprit des temps immémoriaux, des grottes aux lits d’ossements, emplies du corps de nos aïeux, mélangés à leurs proies, sans le moindre interstice. »

Source : « le Silence du Bourreau », Flammarion/Versilio.