J’ai vu hier un film que je voulais voir depuis longtemps et que j’avais raté, comme on rate beaucoup de choses (pièces, expositions, rencontres…), par une sorte de paresse quotidienne qui pourrait être une des façons par lesquelles la mort s’annonce : on ne se jette plus en avant avec cette impulsivité, on ne prend plus ces risques (de s’ennuyer, d’être déçu…), et on se replie doucement sur un univers où l’on n’est plus vraiment secoué par rien, où l’on s’entoure de ces espaces peuplés de livres et d’ombres qui nous protègent du monde, mais aussi nous en séparent.
Ce film s’appelle « Incendies » et il est tiré d’une pièce (que je n’ai pas vue non plus, honte sur moi, etc.) de Wajdi Mouawad. « Incendies » raconte l’histoire de deux jumeaux qui, à la mort de leur mère, partent à sa demande dans une enquête à la recherche de leur passé et du sien – voyage qui les amène dans un « pays imaginaire » bien proche du Liban, aux sources de la violence mais aussi d’une forme d’amour et d’acceptation de soi.
Ce film m’est apparu tour à tour terriblement juste et plein d’intentions où je ne me retrouve plus… J’écris « plus » en me souvenant que j’ai écrit un livre, « un Pont d’oiseaux », qui part de cette même situation et se trouve, sans doute, animé des mêmes intentions que je pourrais appeler « réconciliatrices ». Selon cette doctrine de survie, nos colères intérieures, nos incompréhensibles rages, se trouveraient finalement dépassées par une élucidation progressive de ce qui nous est antérieur, de ce que nos aînés ont vécu – des tragédies dans lesquelles ils ont été impliqués et qui les ont broyés. Ainsi détruits, toute leur vie minés par le silence sur ce qu’ils ne pouvaient nous transmettre, ils nous adressent post mortem une sorte de dernier message où ils trouvent un sens à ce qui n’en avait pas (leur vie ayant été réduite à un exercice de survie) et nous offrent de quoi tracer pour nous-mêmes une route acceptable. Nos enfants vivront mieux que nous…
Il me faudrait, pour savoir ce que cela évoque réellement en moi aujourd’hui, passer sur le côté « scénarisé » (je ne sais pas ce qui vient de la pièce et ce que le réalisateur a ajouté de son cru) de beaucoup d’épisodes de l’histoire… Il y a là-dedans une série de coups de théâtre improbables qui me coupent du sentiment de justesse émotionnelle – comme si le but à atteindre en dernier ressort obligeait à des contorsions… Je ne les livrerai pas pour ne pas en priver de futurs spectateurs, mais ceux qui l’ont vu reconnaîtront celles qui ont pu les frapper.
« En dernier ressort », donc, je crains de ne pas pouvoir vraiment comprendre ce qui est dit, et qui s’assimile à la foi en un progrès de l’homme qui ne me paraît pas plus vraisemblable (et nettement moins séduisante) que la croyance en la réincarnation. Nos ainés ayant souffert, ils nous lèguent non seulement leur souffrance mais aussi le kit émotionnel d’information et de décryptage qui nous permettra de traverser l’existence avec plus de bonheur qu’il ne leur en a été donné. A chacun de voir si cet optimisme correspond bien à son expérience de la vie.
Un élément fourni par le DVD est un extraordinaire « bonus » – un vrai film documentaire dont l’angle, pour une fois, n’est pas la célébration entre deux prises par l’équipe du film de sa belle et irremplaçable histoire d’amitié, mais le regard sur le film et l’histoire elle-même de ses figurants locaux.
Les enfants qui jouent à se cacher dans les ruines pour échapper aux snipers sont des émigrés de toutes les guerres de la région (Irak, Egypte, Syrie, etc.). Les mères sont de « vraies mères », et les grands-pères borgnes semblent eux aussi pleins d’une sagesse pierreuse. Que nous disent-ils? Que la guerre est tout, qu’il est impossible d’échapper à la violence, que les hontes sont impardonnables, les fautes ineffaçables, que la lutte traverse les générations, que les Palestiniens détruiront les Juifs ou le contraire, que les réconciliations n’existent pas… C’est comme si chacun des personnages interrogés disait, avec simplicité, innocence et une grande douceur : tout ce que vous venez de voir est faux et, quels que soient les chemins empruntés, ne fait que vous fournir une version acceptable d’une réalité qui est, autrement, insupportable pour vous alors qu’elle est la matière de nos vies.
A les voir, à les écouter, ce qui s’est interrompu en moi pendant la vue du film (le fil de vie que les émotions tissent) s’est renoué – et j’avais le cœur serré devant tous les visages, tous les destins sans importance qui montraient à quel point la tragédie que l’on venait de voir était fausse tandis que la leur – qui avait pourtant été à l’origine de tout cela et en était, d’une certaine façon, la justification – était la vraie, l’unique – et la nôtre.