On peut s’agacer ou sourire de la rhétorique de M. Macron, de son goût pour des mots comme « progressiste », du « pas ça ! » par lequel il martèle son désaccord radical avec son adversaire politique.
Mais que dire d’une candidate du peuple ayant grandi dans un château en banlieue ouest, qui utilise les mots « patriotisme » et « laïcité » comme des kalachnikovs et considère le mot « réfugié » comme une forme d’insulte presque aussi grave que « banquier » et « islamiste ».
Certes on peut relever la filiation entre M. Hollande et M. Macron – ce que ses adversaires de droite et de gauche n’ont pas manqué de faire. Mais au moins celui-ci, après avoir servi son mentor avec loyauté, est-il parti suivre son chemin avec dignité et clarté, exposant ses différences sans se renier ni s’en exonérer en lui inventant des turpitudes inconnues du peuple.
Que dira-ton, en revanche, de la pseudo-rupture familiale et politique de la famille Le Pen ? Marine peut bien effacer son nom de famille et celui du Front national de ses affiches de campagne. Qui en sera dupe ?
Car ce n’est pas seulement sa part de l’héritage immobilier que Mme Le Pen accepte d’un père, que par ailleurs elle exclut du parti qu’il a fondé et formé. Se mettant elle-même en congé de parti pour raisons de campagne, elle choisit dans un premier temps un président intérimaire se rangeant dans le camp de M. Faurisson et des révisionnistes « sérieux » (Moi, je considère que d’un point de vue technique il est impossible, je dis bien impossible, de l’utiliser (le zyklon B) dans des exterminations de masse), propos tenus en 2000, nous dit-on au Front nouveau, comme on parlerait des vétilles d’un enfant qui, à quatre ans, s’amusait à arracher les ailes des mouches ou avait renversé une casserole d’eau froide sur le chat de la maison.
On connaît à l’étranger un cas d’antisémitisme pro-israélien : c’est celui de M. Trump – c’est tristement encourageant pour Mme Le Pen dont la rhétorique anti-immigrants, anti-étrangers ressemble sur bien des points à celle de l’héritier milliardaire antisystème.
Point n’était besoin de se trouver un porte-voix antisémite avéré : la banque est juive, chacun le sait en France. Voici M. Macron habillé pour l’hiver : ce philosémite et philo-merckélien aime autant les Juifs que les Arabes – l’ennemi de l’intérieur comme celui de l’extérieur.
Au sujet du système, voici un point commun entre nos deux finalistes. Ils déploient de constants efforts pour montrer leur opposition au « système ». Qu’est-ce, d’ailleurs, que ce fameux « système » ?
Ils sont d’accord au moins là-dessus : il s’agit, en gros, des partis politiques (socialiste et gaulliste) ayant exercé le pouvoir en France depuis une soixantaine d’années.
A noter au passage que cet horrible système les a nourris l’un et l’autre – moins longtemps que M. Mélenchon – depuis quelques années. Enarque produit par l’élitisme républicain et non la transmission sociale, M. Macron a, très jeune, pénétré au coeur du « système » (l’Elysée) avant d’en gravir les marches et de le quitter en deux temps (cette banque qui lui est tant reprochée, la fondation de son parti après une expérience ministérielle) pour rêver d’y revenir en réformateur. A-t-on le droit d’être sceptique ? Oui, sans aucun doute ; la démarche au moins est sincère, si ses objectifs sont flous et ses résultats sont incertains.
Quant à Mme Le Pen, c’est l’abominable institution européenne qu’elle dénonce avec une vigueur orléanaise qui la nourrit – elle et des « assistants » plus fantômes que Mme Fillon, ce qui n’est pas peu dire. Le système a de ces charmes cachés…
Comment gouverneront-ils ?
Sur ce point nos deux candidats ont des faiblesses que leurs adversaires n’ont pas manqué de relever au cours du premier tour.
L’alliance politique formée autour de Macron a quelque chose d’incertain, entre ses communistes refondateurs n’ayant rien refondé et ses libéraux réformateurs n’ayant rien réformé… quand la pierre angulaire de son soutien politique est M. Bayrou, il y a de toute façon de quoi s’inquiéter…
Cela fera-il une majorité stable et une politique cohérente? Rien n’est moins sûr. Depuis le temps que les Le Pen parlent d’un UMPS qui n’existe pas, il peut être tentant de voir si l’alliance entre les modérés des deux bords donne de meilleurs résultats que la mise en scène de leur opposition.
Côté Le Pen, au-delà du fantasme qu’elle ne nourrit même pas d’une majorité pour son parti « marinisé », il est difficile de croire que quoi que ce soit d’autre qu’un vaste bordel puisse émerger : entre les fachos vieux et jeunes, quelques chevaux de retour du paléo-gaullisme et quelques ex-gauchos aventuristes ou opportunistes, comment surnager?
On arguera que M. Tsipras y parvient bien en Grèce depuis son élection. Il semble avoir pour cela des qualités de tempérament et une souplesse bien étrangère à celles de Mme Le Pen.
L’élection présidentielle, nous dit-on, est plus une opposition de caractères et d’images que d’idéologies. Pour y réussir, il ne faut pas tant indiquer une proposition qu’incarner une contradiction. Le général de Gaulle n’était pas tant le gaullisme – fourre-tout improbable où chacun peut aujourd’hui encore faire son marché – qu’un mélange unique de fils rebelle et de père protecteur, d’homme qui change tout et ne modifie rien. Lecanuet face à lui échoua à n’être que réformateur raisonnable – et Mitterrand 1, qui fut peint avec succès en homme d’intrigues à la moralité élastique, opportuniste arrangeur de coups foireux. Puis vint Pompidou, rondeur centriste appuyée sur la tradition, présence paternelle permissive qui vainquit un Poher, archéo-Larcher bon vivant et mou. Après les « émotions » on avait besoin d’être rassuré. Tout ayant changé, tout serait comme avant : le rêve.
De cela on se lassa. Vint Giscard qui dans sa version 1 incarna contre Mitterrand la jeunesse et le changement, s’appuyant en même temps sur la tradition gaulliste.
Le septennat n’ayant pas tourné favorablement, Mitterrand eut la subtilité de se réinventer en révolutionnaire ultra conservateur, double champion de la ruralité et de la révolte sociale. En cela M. Chirac fut son successeur, avec sa fracture qui ne cassait rien. La « rupture » sarkozyste fut une vaste blague, de même que la « normalité hollandiste, réinvention plate de la « force tranquille » qui se révéla faiblesse agitée. Qu’en sera-t-il cette fois-ci ? Chacun des deux candidats s’exerce à montrer sa synthèse impossible, nous désignant une société où tout aura changé et où nous pourrons vivre tranquilles et sans peur, remplis d’optimisme, concentrés sur la recherche du bonheur. Riches, pauvres, nous paierons tous moins d’impôts tout en bénéficiant des mêmes protections sociales et de santé que le monde justement nous envie. L’expression allemande « heureux comme Dieu en France » reprendra tout son sens…
Au de-là des contenus programmatiques réalistes ou non, quelles sont les tonalités générales de ces bonheurs à portée de bulletin ?
Le bonheur selon Macron est à la fois assez « technologie moderne » et « bio » : un équilibre entre liberté de l’initiative individuelle et protections collectives.
Le bonheur selon Le Pen est d’obédience villageoise.
L’une et l’autre nous rappellent l’adage selon lequel les promesses n’engagent que les malheureux qui les croient. Aucun de ces bonheurs n’adviendra, nous le savons déjà car comme disait le poète Ossip Mandelstam à sa femme Nadejda, « où as-tu vu que nous soyons sur terre pour être heureux ? ». Je préfère me reformuler leurs promesses en me demandant lequel aura le sens plus naturel des évolutions nécessaires et saura mieux les accompagner en nous tenant le plus possible à l’écart de notre péché mignon historique : la passion de la guerre civile.
Sur ce point, Mme Le Pen agite avec une confusion brouillonne et irresponsable des chiffons rouges dangereux – le tempérament de M. Macron semble clairement plus modéré, quoique son adversaire essaie de nous faire croire que nous avons affaire en ce « successeur de Hollande » à un dictateur en herbe. C’est si peu crédible et énorme qu’on a du mal à croire que ça puisse passer. Quoique… méfions-nous : Trump c’était pire dans le n’importe quoi et les Américains (certes de grands enfants) ont mordu assez pour l’élire…
Pour conclure, Mme Le Pen et M. Macron nous engagent l’un et l’autre à croire à des choses impossibles – et si nous ne les croyions pas ne serait-ce qu’un tout petit peu, nous serions incapables de placer notre bulletin pour l’un d’entre eux.
L’un et l’autre nous incitent impétueusement et naïvement à les suivre non par défaut (parce que nous détestons l’autre) mais par adhésion.
Dans les deux cas il me semble difficile d’accéder à leur souhait et je ne saurais blâmer ceux qui, dans la joie (M. Emmanuel Todd), la colère ou la morosité s’apprêtent à s’abstenir. Il me semble inutile de les bassiner à coups d’injonctions morales comme on le fait en vain depuis tant d’années.
Toutefois, en ce qui me concerne, mon système intérieur de poids et mesures me donne un résultat sans illusions mais sans ambiguïté : je voterai Macron – et plutôt deux fois qu’une, puisque ma femme, en voyage professionnel, a bravé les files d’attente pour me donner sa procuration avant de partir.