Philippe Saint André, « Le Goret »
Notre voisin de Fontvieille, Charles Mourgues, a passé une part de sa vie à collectionner les sobriquets des anciens ouvriers des carrières de Fontvieille. Ces années de trouvailles sont consignées dans un cahier qu’il montre rarement – car il ne l’ouvre que pour ajouter un nom qui, par extraordinaire, lui avait échappé jusqu’ici. Il s’agît de son bien le plus précieux, à égalité avec une autre collection, celle des noms anciens des chemins de la pinède.
Tiraillé entre la certitude morose que «ça n’intéresse personne» et la conscience de la valeur de ce trésor, Charles refuse de partager son cahier avec les érudits locaux qui surmontent parfois la timidité qu’il inspire, et se présentent à son portail du bas de la rue Michelet. Il le garde, me dit-il, pour sa petite fille Isabelle qui le chérira comme sa maman, mon amie d’enfance Marylène, le cahier des souvenirs et réflexions de l’ancêtre carrier de la famille, ayant trouvé refuge à Fontvieille au milieu du XIXe siècle à la suite de démêlés avec les patrons des carrières de Villeneuve-lès-Avignon, en raison de son esprit frondeur et bouffeur de curés.
Pour en rester aux sobriquets, une des raisons pour lesquelles je continue à apprécier l’univers du sport, même à l’âge professionnel où le business semble roi, est sa capacité durable à engendrer ou à retenir des sobriquets pour ses héros. Cela m’est revenu ce matin en découvrant celui du basketteur Stephen Curry, the Baby-Faced Assassin, et cet assassin au visage de poupon m’a ouvert le cahier imaginaire, inutile et délicieux, qui me traîne dans un coin de la tête : les premiers ont été Bernard Hinault, le blaireau, puis Eddy Merckx, le cannibale, avec Raymond Poulidor, Poupou. L’on connaît aujourd’hui la Puce Lionel Messi et les Français ont chéri la Guêpe, l’épéiste Laura Flessel. Mais combien de taureaux (l’un était Christian Vieri, l’attaquant de foot italien), de tigres, de panthères dans cette animalerie, et qui était le sanglier des Ardennes ? Pour la girafe c’était le footballeur Jack Charlton, et el buitre (le vautour) l’attaquant Emilio Butragueno. Certains sports valent principalement par leur aptitude à générer de beaux surnoms : ainsi du catch, dont l’éthique n’est pas établie… comment ne pas aimer un sport dont les vedettes sont l’Ange blanc ou le Bourreau de Béthune ? La vitesse inspire : ainsi du sprinteur Michael Johnson, l’express de Waco, si j’ai bonne mémoire, ou du nageur Matt Biondi, la torpille de Toledo. Nous avions en rugby le célèbre Casque d’or, Jean-Pierre Rives, et tout droit sorti de la guerre de Cent Ans, le Grand Ferré, le deuxième ligne Benoît Dauga ; tradition qui dure encore comme pourraient en témoigner Jonah Lomu mountain man, Sébastien Chabal the caveman ou l’anesthésiste, William Servat la bûche ou Thierry Dusautoir the dark destroyer. Sauf erreur de ma part, le deuxième ligne Olivier Merle fut surnommé the man and a half pour un essai qu’il avait réussi à aplatir grâce à une extension de bras impossible. Le basket américain n’est pas mal, avec Karl the mailman Malone, ou Michael Jordan, His Airness. Le football nous en donne encore d’heureux, comme le petit vélo à Mathieu Valbuena, de faciles mais efficaces comme Platoche, la Dèche ou Zizou, sans oublier Dominique Rocheteau, l’Ange vert de St Etienne, le divin chauve Claude Papi qui porta le SC Bastia, le temps d’une saison, à des hauteurs déraisonnables ou, un peu facétieux mais cruel, Gronaldo, qui désignait un attaquant plus notable par son surpoids que son efficacité devant le but adverse. Il y a eu un autre divin chauve (le goal Fabien Barthez), plusieurs faucheuses , plusieurs Napoléon, dont le premier à ma connaissance fut Raymond Kopa, et deux Kaiser, l’un, le vrai, Franz Beckenbauer, l’autre un peu pour de rire, notre Franck Ribéry national, qu’on aurait pu aussi appeler le Professeur, comme Alain Prost, pour sa créativité grammaticale hors du commun, s’il n’avait aussi gardé son surnom turc de Scarface, en raison de la balafre qui orne son visage et qu’il a, dit-on, refusé de faire opérer pour conserver sa « signature », ou l’Intello, comme le cycliste Laurent Fignon – ce dernier, non parce qu’il lisait Kant entre deux victoires d’étape mais parce qu’il portait des lunettes. Chez les entraîneurs, les Marseillais gardent au coeur Raymond la science Goethals et ont vite adopté Marcelo El loco Bielsa, et aucun épisode judiciaire ne les retiendra d’aimer Bernard Nanar Tapie, s’il est peu probable qu’ils en fassent leur maire. Si l’on connaît le Président Laurent Blanc, sait-on que l’ancien et regrettable coach des Bleus Raymond Domenech était surnommé le Bouchere « »le boucher »dans son jeune temps de défenseur peu technique mais vicelard et rude sur l’homme.
Histoire de boucler la boucle et d’en revenir aux bébés, le sport américain en a généré au moins un autre à ma connaissance, le célébrissime George Herman Ruth, alias Babe ou the Bambino, longtemps détenteur du record de home runs frappés en une saison malgré une tendance à l’embonpoint et un goût pour l’alcool qu’il avait en commun avec un autre Yankee de légende, Mickey Mantle (surnom : the Mick ou the Commerce Comet), auteur dit-on de la plus longue frappe de l’histoire du baseball et qui arriva parfois en état d’ébriété sur le terrain. La tradition est toujours en vie, comme en témoigne le surnom de Madison Bumgarner, lanceur vedette des San Francisco Giants, champions l’année dernière grâce à ses exploits : MadBum. Comment ne pas aimer ce « clodo cinglé » qui prend la suite du Mad dog , de Stan the Man Musial, d’Orlando el Duque Hernandez, du Big Unit et autres Biscuit pants (Lou Gehrig, encore surnommé the Iron horse et mort de sclérose latérale amyotrophique) ?
Ça me fait penser que je prendrai mon courage à deux mains pour demander à Charles de me montrer son cahier. La seule fois où il l’a ouvert devant moi, il y avait plusieurs jolis noms, dont « Lou Braguettaïre », parce qu’il avait toujours la main posée là.