Melville chez son éditeur

21 octobre 2019

 

 

Avec l’âge, « retiré » de l’édition réelle, je me suis mis à pratiquer l’édition imaginaire. Ainsi puis-je me permettre des dialogues avec quelques écrivains et leur donner mon avis sans gants – ils sont encore jeunes et modestes. Pour les besoins de ma rencontre avec Herman Melville (200 ans cet été – un enfant !), je me suis réincarné en Dan[1].

Dan : Mon cher Herman, je viens de finir ton manuscrit et tu as failli me rendre fou !
Herman : Je suis désolé de contredire un éditeur que j’admire – et qui a notamment aidé mon grand ami Hawthorne à publier sa  merveilleuse Lettre Ecarlate – mais c’est moi qui ai failli devenir fou. Et d’ailleurs, sans doute le suis-je devenu…

– Mon jeune ami, tu as écrit un chef-d’oeuvre. Toutefois…

– Toutefois ?

– C’est un livre impossible, aux limites de l’illisible, et il n’aura aucun succès, donc…

– Donc vous ne voulez pas le publier.

– Au contraire ! C’est mon souhait le plus ardent ! Depuis Frankenstein, je n’ai rien lu d’aussi étrange et diaboliquement puissant. Toutefois…

– Cher Dan, avec toute la considération que vous dois, vos « toutefois » commencent à m’inquiéter…

– Herman, tu as connu des débuts brillants et je dois t’avouer qu’en découvrant le sujet de ton manuscrit, je m’attendais à quelque chose de plus.

– …classique ?

– Non. Commençons par ta première phrase. « Call me Ishmael. » Ça veut dire quoi exactement ? C’est flou, angoissant pour le lecteur. Tu ne pourrais pas être plus précis et direct, écrire « My name is Ishmael », par exemple ?

– Oui, Dan, je pourrais, mais je préfère ne pas… et j’ai mes raisons, qui ne sont pas un caprice.

– Passons : l’auteur – surtout un grand auteur comme toi – a toujours raison. Quoique… tes premiers chapitres sont intéressants, ils laissent entrevoir une aventure, mais pourquoi cette ambiance biblique, comme si tu  écrivais non un roman, mais un livre de l’Ancien Testament !

– C’est exactement cela, Dan : pas seulement ça, mais en premier lieu. Je voudrais que le lecteur pénètre dans ce livre comme un pécheur pénètre dans une église : avec la crainte de Dieu.

– Mais toutes ces références sont-elles nécessaires ? Jonas encore, je comprends, ça va de soi, mais les lecteurs modernes n’ont pas comme toi fréquenté la Bible depuis l’enfance !

– Ils auraient dû !

– Soit. Mais ces allusions à des moeurs de sauvages, ne sont-elles pas choquantes pour un chrétien ?

– Vous voulez parler de la petite idole de Queequeg ?

– Drôle de nom d’ailleurs, il ne pourrait pas s’appeler « Mardi », par exemple ? Excuse-moi, j’oubliais : tu viens d’utiliser ce titre. Alors « Samedi », ou « Dimanche » ? Un nom que les lecteurs puissent retenir.

– Je vous le redis : je pourrais, mais je préfère ne pas. Et puis j’aime le nom, on dirait un oiseau qui chante sur deux tons : le « quee » long suivi du « queg » bref. Et quand arrivent les deux autres harponneurs, quelle belle musique cela fait ! Daggoo – brève-longue… et Tashtego : brève, brève, brève. Est-ce que cela ne chante pas comme dans un opéra ?

– Mais l’idole, cette répugnante petite tête !

– Dan,  je l’ai apportée de mes voyages dans le Pacifique. Le sauvage, c’est moi.

– Il y a cela, mais ce n’est qu’un détail : dès  tes  premières pages,  tu  sembles  te  complaire dans les allusions à des amours sodomites.

– Parce qu’Ishmael et Queequeg dorment dans le même lit ?

– Et qu’ils se marient selon un rituel païen.

– Melville, je ne peux pas m’arrêter sur chaque détail, sinon notre rendez-vous va être aussi long que ton livre. Toutefois…

– Encore votre « toutefois ».

– Toutefois  tu avoueras qu’il y a beaucoup de pages avant que  ton Pequod ne prenne enfin la mer. Quelques scènes assez vives et plaisamment tournées, mais aussi ce sermon, ces prophéties, ces dialogues…  tu ne pourrais pas couper un peu là-dedans ?

– Oui, je pourrais, mais je préfère ne pas ! 

– Et ensuite, tous ces détails sur la classification des cétacés, tu es sûr qu’ils sont nécessaires ? On a parfois l’impression que tu te prends pour un Cuvier, un Buffon, un Linné.

– Et quand cela serait ? Le lecteur a droit à la plus grande précision.

– Si tu as tant de considération pour eux, pourquoi t’acharner à  les décourager?

– S’ils ne tiennent pas, qu’ils se découragent et quittent le navire !  Nous n’avons pas besoin d’eux.

– À force de le fréquenter, tu as fini par t’identifier à ton capitaine fou !

– Sans aucun doute… comment oserais-je créer le personnage d’un  dément si je ne l’étais moi-même ?

– Revenons-en aux longueurs. Je t’ai  concédé la bible et la cétologie et je te passerai les interminables détails techniques de la chasse à la baleine, car après un effort raisonnable ils permettent d’éclairer d’excellentes scènes d’action. Mais le cours d’économie fait-il partie de ce que le lecteur doit supporter pour mériter ton livre ?

– Le lecteur doit tout supporter, sinon qu’il aille au diable !

– Tu as raison, Achab, c’est toi ! Autre chose : tu as écrit un roman, n’est-ce pas ?

– Je le crois.

– Pas une pièce de théâtre !

– Non… quoique ..

– Pourquoi alors ces chapitres où, se prenant pour Hamlet, tes personnages soliloquent ou se perdent (et nous perdent) dans des dialogues philosophiques ?

– Parce que.

– Et pourquoi, aussi, faut-il tant de chapitres avant d’arriver à apercevoir, enfin, cette fameuse baleine ? Pourquoi également ces innombrables petits romans dans le roman ? On a l’impression qu’à chaque bateau croisé par le Pequod un autre récit s’ouvre et se referme alors que nous, nous attendons toujours cette satanée baleine !

– Dan, vous être un être de culture, sinon nous ne serions pas ici tous les deux à boire de la bière et à discuter… Avez-vous lu les romans anglais et français du XVIIIe siècle ?

– Tu le sais bien sinon tu ne poserais pas la question.

– Vous souvenez-vous de Gil Blas de Santillane ?

– Comment oublier ce chef-d’oeuvre  ?

– Alors vous savez que Le Sage ne se contente pas de raconter les aventures de son héros, il sème son récit de digressions, où les personnages rencontrés s’avancent et racontent à leur tour leur histoire. N’est-ce pas ?

– Si. Et cela donne lieu à quelques longueurs qui peuvent être exaspérantes.

– Ne voyez-vous pas, cher et respecté Dan, qu’il en est de la littérature comme de l’amour : c’est l’attente qui est essentielle, le délice insupportable  des  jours, des heures qui précèdent l’accomplissement charnel. Il faut mériter le plaisir de voir enfin Moby Dick pour mourir avec lui – comme il faut mériter de s’approcher de la conque d’une femme avant de mourir en elle.

– Quand même, Melville,136 chapitres ! Vous ne pourriez pas en couper quelques-uns ?

– Avez-vous déjà désiré une femme ?

– Celle que j’ai épousée.

– Vous est-elle tombée dans les bras au premier regard ?

– Non, il a fallu la convaincre… et sa famille, qui nourrissait des préjugés contre les catholiques et les Irlandais.

– Combien de temps entre votre rencontre et le mariage ?

– Trois ans, je crois.

– Combien de temps dure le voyage du Pequod ? Trois mois ?

– Non, trois ans.

– Et vous voudriez que j’expédie trois ans en trois chapitres ?

– Non ! mais je voudrais éviter que les lecteurs les mieux disposés ne mettent trois ans à lire ton livre.

– J’ai mis trois ans à l’écrire – ils pourraient bien mettre trois ans à le lire, ça ne me dérangerait pas.

– Pour reprendre ton expression favorite, je ne préférerais pas.

– Tant pis.

– Alors tu ne changeras rien ?

– Rien, Dan, désolé, rien de rien.

– Reste le titre : tu ne pourrais pas faire un effort. Puisque ta baleine est dotée de cette effrayante mâchoire, pourquoi pas Les Dents de la mer ?

– Bonne idée, mais décidément je préfère ne pas. Le titre est Moby Dick ou la Baleine et c’est le titre.

– Melville, nous courons à l’échec !

– Dan, courons-y, marchons-y, allons-y.

– Aw right, Herman, let’s do this.

 

Référence
Il n’est jamais trop tard pour dire ce que ces petits textes doivent à l’oeil amical et acéré d’une éditrice : chez Susanna Lea Associates/Versilio, Emmanuelle Hardouin prend sur son temps pour les relire, les corriger, les polir et me suggérer d’utiles corrections. Qu’elle en soit remerciée.



[1] Ceci en clin d’oeil  à l’ami Dan Halpern, poète , éditeur, fan des New York Yankees,  et  surtout grand lecteur de Moby Dick et de  Melville.  Selon Dan,  « We dickheads should stick together »