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Certains disent que Gabin exagère un peu quand il affirme avoir connu une période difficile après la guerre. S’il avait été marseillais, comme son ami Fernand Contandin, dit Fernandel, on aurait dit qu’il « galéjait ».
Il est vrai que si son nom était loin d’être oublié, il lui fallait se réinventer… La cinquantaine pas encore atteinte il n’avait pas besoin de se vieillir pour faire « vieux », un attribut mal porté dans le cinéma qui a tendance – c’est pas nouveau – à idolâtrer la jeunesse… Tout à sa passion pour Marlene qui l’avait suivi à Alger, puis à Paris, Gabin imagina de tourner avec elle : une affiche avec deux des plus grandes stars du cinéma d’avant-guerre, c’était un ticket gagnant assuré. Je n’ai pas vu Martin Roumagnac, de Georges Lacombe, auquel Gabin croyait tant qu’il avait lui-même acheté les droits du roman de Pierre-René Wolf (pas lu), mais je crois comprendre qu’on peut s’en passer. Son échec commercial marqua la fin de l’illusion du grand come-back à deux et celle d’une liaison. Suivirent quelques années où l’ancien fusilier marin dut souquer ferme pour rester professionnellement à flot. En 1949, le retour sur scène (pour une pièce d’Henri Bernstein, un auteur qui lui aussi, avant-guerre, avait eu son heure de gloire et qui, lui aussi, était passé de mode) ne le « remit » pas en vogue, pas plus qu’un film de l’excellent René Clément. Il jouait dans Au-delà des grilles le rôle d’un passager clandestin, mais il était peut-être passé des cabines de luxe au fond de la cale où le cinéma français, sans l’oublier totalement, le négligeait. Les retrouvailles avec Carné pour La Marie du port (1950) ne lui portèrent pasbonheur,pas plus que des voyages en Italie pour ce que j’imagine être d’improbables nanars, Pour l’amour du ciel, de Luigi Zampa (1951) et Fille dangereuse, de Guido Brignone (1953). Enfin vint le Grisbi. Le film de Jacques Becker (1954) a, à ce point, marqué l’image cinématographique de Gabin qu’il est difficile de se souvenir qu’il n’était pas le premier choix du réalisateur de Casque d’or et du Trou pour le rôle de Max le menteur. Daniel Gélin, qui avait déjà tourné avec Becker, et François Périer furent pressentis – et ce dernier suggéra que Gabin serait un bien meilleur choix pour ce rôle de truand sur le retour que « le Vieux » en viendrait à incarner à tant de reprises.
D’un pan à l’autre de sa carrière il excella toujours dans les rôles d’hommes contre, de rebelles, de marginaux, de refuzniks gouailleurs ou taiseux d’une société qui prétend imposer des valeurs (de soumission, d’argent triomphant, de convenances, de progrès) à son esprit d’indépendance et de liberté. Même s’il est tentant de dessiner le portrait d’un personnage type de Gabin, ce qui frappe d’abord, c’est la diversité de ses rôles : industriel coureur de jupons (La Vérité sur Bébé Donge), financier (Les Grandes Familles),aristocrate devenu : légionnaire (Le Tatoué, 1972) ou clochard (Archimède le clochard, 1959) ; cheminot devenu aveugle (La nuit est mon royaume, 1951) ;conducteur de camions (Gas-oil, Des gens sans importance) ;ex-débardeur de ports devenu armateur et mareyeur (Le Sang à la tête). Il fut également le meilleur commissaire Maigret, avant de devenir ce vieux truand qui sort de sa retraite pour un « dernier coup » (Ne touchez pas au grisbi, Mélodie en sous-sol) ; il fut ce meneur de revues en retraite (décidément) pour l’excellent French Cancan où il retrouvait Renoir ; il fut grand chef d’un restaurant poussé au crime par une vilaine fille (Danièle Delorme dans Voici le temps des assassins), il fut assassin, truand sicilien et flic, le patriarche paysan acharné de La Horse, il fut l’avocat et l’amant de la jeune criminelle Brigitte Bardot (En cas de malheur), éducateur idéaliste dans un des meilleurs films de José Giovanni, Deux hommes dans la ville ;il fut chirurgien, peintre, il fut turfiste escroc vivant d’expédients (Le Gentleman d’Epsom),il fut même président du Conseil (Le Président) ; il fut Gaston Dominici ; il fut aussi et pour finir, quoique ce ne soit pas son dernier film, l’inoubliable vieux du Chat,face à Simone Signoret. Jeune et beau, vieux et lourd, économe de gestes et de mots, même s’il roulait en bouche ceux qu’Audiard avait écrits pour lui, il fut surtout le grand, l’unique Jean Gabin, « monstre entre les monstres », qui pouvait tout jouer et malgré sa notoriété reconquise d’icône nationale, n’avait pas peur de jouer des personnages ambigus, voire antipathiques, comme le flic infiltré chez les trafiquants de drogue de l’excellent Razzia sur la chnouf (Henri Decoin,1955). Du témoignage même de ses partenaires hommes ou femmes, il était à la fois un pro accompli et pointilleux, mais passé un premier abord timide prenant une forme plutôt rugueuse, il était généreux dans les rapports de travail, ne rechignant pas à les mettre en valeur.
Jeune premier, il était un héros tragique dont le personnage mourait de mort violente ; il connut sa dernière mort par balles avant cinquante ans, dans un duel-règlement de comptes avec Lino Ventura à la fin de l’excellent film noir de Gilles Grangier Le Rouge est mis. Après cela, vieux indestructible, il sembla parvenir à une forme d’éternité où il est toujours. (À suivre)