L’EMPIRE ENCHANTE DU CLICHE

7 février 2018

 

Il arrive à plus d’un écrivain, plus d’un cinéaste, de commettre l’erreur pointée par Tchekhov de parler de ce qu’il ne connaît ni ne comprend.

C’est alors que l’infortuné, tenté par le vertige de l’inconnu, trouve refuge dans un monde enchanté : celui des clichés  : celui-ci nous fournit, au sujet de tous les êtres et de tous les lieux, un stock inépuisable de traits marquants, de paroles typiques d’autant plus inattaquables qu’ils ne sont pas sans rapport avec la réalité : les Provençaux disent réellement « fatche de », les Suédoises sont souvent grandes et blondes et les Anglais consomment réellement autant de thé que les Indiens de currys. Le monde enchanté des clichés recoupe en partie le monde des préjugés : les Noirs y sont joyeux, paresseux, doués pour la danse, les Chinois cruels, les Arabes fourbes et criminels, les Américains naïfs, les Espagnols irascibles. Le monde enchanté des clichés englobe les sentiments, les émotions, les rapports humains en général, substituant au camaïeu du vivant, quelques couleurs dominantes nettement tranchées, effaçant la confusion des zones d’ombre au profit des noirs et blancs.
Dans l’empire enchanté du cliché, les bons sont bons, très bons, et les méchants, méchants, très méchants, les histoires d’amour commencent mais ne finissent pas, les enfants sont innocents, les justes sont récompensés et les criminels punis, car à la fin c’est le Bien qui triomphe.

Le sommet du monde du cliché en art, c’est Tintin, non à cause des clichés mais malgré eux ; en littérature c’est Bouvard et Pécuchet car le génie déjà fatigué de Flaubert trouve, à s’y promener avec ses deux protagonistes, un plaisir de vieux  joueur.

Gardons-nous de penser que les utilisateurs systématiques de clichés se trouvent uniquement, ou même principalement, chez les créateurs catalogués «commerciaux», par opposition aux «littéraires» ou aux «vrais artistes». Même si nous mettons de côté ce fait que tous – même les plus grands (ainsi de Tolstoï, pointé cruellement mais non sans justesse par Tchekhov qui, par ailleurs, l’idolâtrait) sont susceptibles d’y avoir recours à l’occasion, nous devons admirer les capacités d’observation et de compréhension d’écrivains que nous n’apprécions pas particulièrement. La vraie distinction n’est pas de genre mais  plutôt d’engagement personnel et de  travail : le recours permanent aux clichés est le signe d’une épouvantable paresse ; dans l’ordre de la représentation des êtres humains, il relève le plus souvent d’une peur de l’ambiguïté des émotions, d’un refus de leur complexité, d’une difficulté à rendre compte honnêtement de leurs contradictions.

Pour le créateur ou celui qui se veut tel, il en est du cliché comme de la connerie : le tout n’est pas de les repérer chez les autres mais de les déceler en soi-même avec une impitoyable tendresse.