C’est mon ami le peintre Bruce Thurman qui m’a expédié voir le film de Lech Majewski, « Bruegel, le Moulin et la Croix ». Je n’ai jamais rien vu de tel, et je n’ai jamais été à la fois si profondément et – si j’ose dire – naturellement dérouté et touché par un film… Il est difficile à raconter en utilisant un autre langage que le sien propre – il n’est pas narratif, car il ne raconte ni l’histoire d’un tableau, ni celle d’un peintre, ni aucune histoire à proprement parler – et en même temps il n’est pas purement allégorique, comme le sont certains films de Tarkovski, par exemple, que j’ai du mal à revoir aujourd’hui ; car en même temps il est profondément humain, d’une humanité presque sans mots et pourtant pas silencieuse, puisqu’on ne cesse d’y voir les activités humaines les plus simples, on y rit, on y pleure, on y fait l’amour, on y danse et on y meurt.
D’abord Majewski, comme certains cinéastes, est un évidemment un peintre lui-même : il fait un film que l’on a parfois envie de ralentir, ou même de découper en plans dans le sens de la profondeur, pour en retenir plus longtemps les tableaux, qui sont d’une force visuelle stupéfiante ; ce n’est pas tant qu’il soit chargé de références à l’histoire de la peinture, car non seulement il anime le tableau-titre de Bruegel, mais il en crée d’autres, qui sont en dialogue avec l’histoire de la peinture, notamment flamande, mais sont aussi de sa propre composition, car ils utilisent les moyens spécifiques à son art, le cinéma.
Il est ensuite un acte d’admiration – vis-à-vis de Bruegel – c’est-à-dire non pas un hommage ou un commentaire, mais un acte créatif autonome, passionné et dépourvu de déférence. L’idée de ces destins qui entrent « dans » le tableau puis en ressortent, renvoie le tableau non seulement à la force originelle de sa composition, mais à la vie elle-même, qui frémit et s’y fixe, lui donne son mouvement, toutes les dimensions de sa force – depuis les plus humbles, jusqu’aux plus symboliques.
Un peintre qui représente Dieu comme un meunier est un homme qui tire sa force première de la vie avec les paysans – et il est vrai que « le Moulin et la Croix » est peuplé d’êtres dont on ne sait rien, ou très peu, au sens biographique, mais qui nous touchent d’une façon directe, dans leurs gestes, leurs grognements, leur soumission à la violence, et une certaine douceur attrapée, parfois, du coin de l’œil, comme chez Tchekhov. Même les soldats qui passent – les Espagnols comprend-on à quelques mots, mais ces « habits rouges » peuvent être de partout et de toujours – participent de cette simplicité première et radicale. Ils ne sont pas cruels et ne ricanent pas en faisant « ce que les soldats ont l’habitude de faire » – en rouant de coups un malheureux, en en fouettant un autre, etc. et puis en finissant leur partie de dés au pied de la croix tandis que les crucifiés se découpent sur un ciel bleu noir.
On entend trois voix dans le film – celle de Bruegel lui-même, celle de son commanditaire, et celle de la mère du supplicié – Marie si l’on veut. De ces personnages-là on ne sait pas beaucoup plus, et le seul Bruegel est « explicatif », dans le sens où il montre , à coups de crayon, comment son univers se constitue, ses lignes, ses masses, son mouvement. Majewski s’attarde sur l’un des aspects les plus troublants et les plus universels (on n’ose pas dire « modernes ») – cette façon que les personnages de la scène ont de ne pas regarder « l’événement » parce qu’ils sont occupés ailleurs, à vivre leur « événement » à eux – qu’il s’agisse d’un jeu, d’une bagarre ou de courir après un chien échappé. Ainsi Jésus passe-t-il, presque invisible (quoique au centre du tableau), au milieu de notre indifférence. Est-ce que cela ne nous rappelle pas quelque chose ?
Comment autant de personnages dont on ne connaît pas les noms – qui ne disent rien d’eux-mêmes – n’expriment ni sentiments ni « idées » – ne peuvent être qualifiés ni de « bons », ni de « méchants » – peuvent-ils nous toucher ainsi, et faire résonner en nous des couches profondes de l’être, quelque chose de terreux, pierreux, ombreux, quelque chose d’à la fois simple et mystérieux sur le « fait d’être » ? Ils ne sont pas des « types » – tel existe par son rire, l’autre par un mouvement, un autre encore par le son qui s’échappe de sa trompe, ou un détail de sa tenue… Peu à peu, et comme sans y penser, je suis ce malheureux que les soldats attrapent, tuent et attachent à la roue où les corbeaux viennent lui manger les yeux, je suis cet enfant qui saute sur un lit jusqu’à l’ivresse, je suis cette femme qui se lamente, je suis ce paysans sans visage qui danse, je suis ce marchand qui pleure les malheurs du temps, je suis ce soldat qui cingle, je suis cet homme qui meurt en croix, et je suis ce peintre, plein d’humilité, qui construit le monde et nous le donne à voir jusque dans les replis où nous ne pouvons pas le voir…
« Le Moulin et la croix » n’est pas un film « intellectuel » (le nom de code, dans ma famille, pour les films que j’aime, c’est «hongrois sous-titré en tchèque ») – je ne sais pas si c’est un film catholique, même s’il est empreint des symboles de cet univers qui m’est familier, mais ça n’a pas d’importance.
C’est aussi un film qui nous rappelle la jeunesse du cinéma, sa capacité d’invention permanente, de renouvellement – et je ne peux retenir un peu de jalousie admirative en pensant à cette liberté patiemment conquise – et qui s’épanouit ainsi, à son rythme, sans s’attarder mais sans presser le pas, pour s’imprimer en nous ou plutôt s’y infiltrer et nous imprégner jusque dans les fibres.
Je l’ai vu dans un état entre sommeil et rêve, une sorte de transe où sa réalité m’enveloppait, sa magie, et me guérissait de l’envie maladive de comprendre. Ce n’est pas un film que l’on voit, c’est un film où l’on est.
Je voudrais emmener voir ce film tous les gens que j’aime.