Selon la théorie familière d’Isaiah Berlin, tirée d’un fragment d’Anacréon, nous sommes des renards ou des hérissons : les renards courent dans tous les sens, et les hérissons font toujours la même chose. Appliquée aux écrivains, cette théorie peut être amusante, à condition de la tordre dans tous les sens et de s’amuser avec.
Pour ce qui me concerne, je suis un renard malheureux, persuadé qu’il est en fait (tout au fond) un hérisson. Et quand par hasard j’arrive à me concentrer sur un seul projet, et que mon hérisson intérieur ronronne (je sais, les hérissons ne ronronnent pas), la vie se charge de me rappeler l’évidence de la versatilité de ma nature.
Ainsi en ce moment j’essaie d’écrire un livre. Vous me direz, jusque-là, rien de très original pour un écrivain. Là où ça se complique, c’est quand dans la même semaine où j’essaie d’en attaquer le cinquième (et dernier) chapitre, le (très compétent) correcteur de chez Gallimard me soumet des suggestions sur mon précédent manuscrit (à paraître dans trois mois), tandis que la (très sympathique) traductrice italienne de mon précédent roman, l’Arabe, me soumet une question, et que la (non moins sympathique) traductrice vietnamienne de mon livre d’avant , un Pont d’Oiseaux, m’en envoie une liste à faire peur…
Me voici donc comme un homme qui vit une histoire d’amour passionnée (et assez exclusive, comme sont les histoires d’amour), tandis que ses anciennes amantes ne cessent, d’une manière ou d’une autre, de se rappeler à son souvenir. Ne nous as-tu pas aimées ? n’étions-nous pas belles, désirables, à te rendre fou ? mais oui, gémit le renard, et d’ailleurs je vous aime encore, je vous trouve sublimes et tel j’étais quand nous étions ensemble, tel je suis encore ! Et le hérisson : tais-toi, et aime-moi, traître.