Je peux essayer de donner une sorte de définition personnelle.
L’artiste honorable est, selon moi, celui qui d’oeuvre en oeuvre suit son mouvement intérieur, nourri par les événements et émotions ordinaires de la vie, sans se laisser guider par d’autres considérations que celles de la justesse et du rythme de ce mouvement, comme l’envie de plaire, la peur de déplaire, le goût de choquer, celui d’épater ou l’appât du gain.
N’ayant aucun moyen de jauger son talent naturel, ni de savoir si son art est d’une qualité moyenne ou supérieure, le seul contrôle dont l’artiste dispose plus ou moins est son honorabilité – qui peut, si l’on cherche une analogie, correspondre à l’honnêteté de base de celui qui ne triche pas sur les balances dans les transactions sur les grains.
Les créateurs mus par des considérations commerciales peuvent être honorables, car il n’y a rien de mauvais en soi à vouloir tirer profit de ses dons, mais ce ne sont pas des artistes… N’est pas honorable celui qui, tout en prenant ce qu’il imagine être la pose de l’artiste, n’a en réalité en tête que le profit et le succès.
N’est pas artiste qui veut, mais qui l’est est amené par les aléas de la vie à jauger sa capacité naturelle d’honorabilité. Pour certains, la question ne se pose même pas. Ils sont, tel Obélix, « tombés dedans quand ils étaient petits » et ne peuvent pas plus s’en détourner qu’un pommier de donner des pommes ; pour les autres, ils en ont la capacité naturelle, car elle est donnée à chacun, et ils doivent, à la manière des sportifs et leur endurance, leur force ou leur adresse, la travailler, la mesurant notamment à l’aune des succès et insuccès qui jalonnent la vie d’un artiste.
Parmi les artistes honorables, certains donnent l’impression, postés au même endroit comme des crocodiles, de produire toujours plus ou moins la même oeuvre, les autres de bondir d’arbre en arbre à la manière des écureuils ou des singes. Ceux-ci ne sont pas moins artistes que ceux-là, mais parfois un effort d’attention est nécessaire pour les reconnaître et les identifier comme tels.
La distinction entre ces deux types d’artistes honorables peut se recouper avec la distinction classique établie par Isaiah Berlin pour les hommes d’Etat entre hérissons et renards, mais elle est d’un autre ordre. Il est possible que l’artiste écureuil/singe ait besoin d’un caractère de crocodile/hérisson pour survivre, tandis que l’artiste crocodile/hérisson doit être doté d’une attention de renard et d’une agilité de singe pour être en mesure d’alpaguer, dans ce qui passe à sa portée, la part susceptible de devenir la matière de son art…