Si j’avais su que l’hôpital AVC (il faut l’inventer !) de Navakarai (près de Coimbatore en Inde du Sud) était lui aussi situé près d’une gare, je serais venu plus vite suivre le traitement de médecine ayurvédique qui est mon programme pour cinq semaines ; ma vie est rythmée par les potions aux herbes plus ou moins amères, les massages plus ou moins virils, les repas (riz ou chapati ou dosas aux légumes) et, la nuit, le passage des trains.
Autre point commun entre ces établissements, qui se trouve aussi être une différence : la nuit il m’arrive d’entendre des cris. A Widal, c’était par les fenêtres ouvertes en cet été caniculaire, les cris de patients qui appelaient à l’aide (peut-être ceux du deuxième étage, la partie psychiatrique), ici ce sont les chiens qui se bagarrent, et parfois une vache qui meugle en protestation, tout ça sur fond de grillons et de grenouilles (je n’ai pas entendu, ou vu, les singes, ni le paon, mais on m’en a parlé : à suivre). Et le matin à partir de 5h30, j’ai les chants du temple voisin où mon copain Ishor m’a emmené prier Durga, Krishna, Kali et Ganesha. Lady Durga et lady Kali, m’a-t-il expliqué dans son anglais au double accent (il est indien mais a émigré en Australie), sont les déesses que nous appelons à l’aide pour détruire les maux intérieurs ou extérieurs qui nous accablent ; Krishna est tous-terrains et Lord Ganesha est le dieu-éléphant qui écarte les obstacles de notre route ; à ce dernier j’ai adressé une prière particulière car il est aussi celui qui a pris la plume pour retranscrire le Mahabarata et, à ce titre, se trouve être le dieu des écrivains – en tout cas de ceux qui ne pensent pas que tout est dû à leur génie propre… – Il est un troisième dieu à qui j’adresse une brève salutation tous les matins, car sa figure trône dans la salle de massage : c’est Dhanvantari, le dieu de la médecine ayurvédique à qui, en début et en fin de traitement, on fait un don au cours d’une « puja » propitiatoire.
Après les sons et les présences divines, les sourires humains.
J’ai l’impression depuis que je suis sorti de la salle d’opération de Lariboisière, (je n’ai pas vu la tête de celui qui en réanimation me disait « si tu continues à bouger je t’attache », mais je crois qu’il faisait exception) d’avoir été entouré de sourires qui n’étaient pas seulement ceux de Susanna, des enfants, des amis. Je me souviens du sourire de Sandra, l’aide-soignante qui avait mis au point un protocole de retour à la vie par la musique et prêtait des lecteurs mp3 et des enceintes à tous les patients qui n’en avaient pas ; de celui d’Hélène et Maxime qui ont frappé à la porte de la chambre avant d’entrer et de dire joyeusement « bonjour, on est les kinés! » Sandra n’a perdu le sourire qu’une fois, c’est le jour où tout son matériel de musique, câblage inclus, a été volé dans la salle de soins ; je me souviens du sourire de Stelli, une des infirmières de Fernand Widal, qui aimait sortir danser pour se détendre après une journée à l’hôpital, de son rire même quand, pour changer, je lui ai demandé ce que, moi, je pouvais faire pour elle. « M’apprendre l’anglais, peut-être », a-t-elle répondu (elle m’avait entendu parler avec Susanna), à la suite de quoi nous avons passé un accord : je lui apprenais l’anglais, elle m’apprenait à danser… (il nous reste à mettre tout ça en œuvre); je me souviens du sourire du docteur Sportouch, à Widal toujours, qui abordait chaque patient par un rituel et jovial « comment ça va bien? » que j’approuvais entièrement, supposant que si on omettait le « bien », on courait le risque d’entendre une litanie de maux de toute nature, que ce seul petit adverbe n’imposait pas la réponse mais l’orientait vers la part bonne qui respirait au cœur d’un état par ailleurs pas terrible ; je me souviens du sourire de Michel, mon premier compagnon de chambre à Widal, qui dessinait sans cesse des paysages oniriques très étonnants (c’était la seule façon de faire passer ses migraines) ; je me souviens des sourires des kinés avec qui chaque séance était l’occasion de blaguer : celui de Martine « œil de lynx » qui, me voyant tenter une accélération dans le couloir me balança « allons, monsieur Audouard, faudrait peut-être voir à marcher avant de courir » – ce dont je n’étais pas et ne suis toujours pas convaincu, même s’il faut concéder qu’il y a du vrai ; je me souviens de Françoise « la crapule » qui, pour m’empêcher de marcher en canard, me menaçait de me suivre en disant « coin coin » – de Steven qui donnait le départ des exercices en disant « top à la vachette » et quand il y avait du progrès commentait « pas mal pas mal » (niveau 1) ou « pas mal du tout du tout « (niveau 2), de « Manu chef Manu » qui était la seule au début à savoir faire fonctionner le simulateur de marche – avec son épouvantable harnais écrase-couilles qui permettait d’ébaucher le mouvement général de la marche sans prendre des appuis qui n’auraient pas tenu ; de « Boston Manu » (à ne pas confondre avec la première : c’était une Emmanuelle qui avait habité à Boston, d’où le sobriquet que je lui avais attribué), l’orthophoniste qui, pour m’alerter mon encore importante négligence gauche, promettait d’accrocher sur son armoire métallique (située à ma droite, vers où mon regard s’enfuyait toujours) l’inscription « attention, votre orthophoniste se trouve à gauche » – des crises de rire avec Anne, l’autre orthophoniste, et Ariane la psychomotricienne, qui m’invitaient à des exercices vocaux rythmés par un tam-tam ou me faisaient réciter la souris verte ou un monologue de Molière avec toutes sortes d’accents bizarres, de Geneviève l’ergothérapeute qui pour m’inciter à lui serrer la main avec ma gauche montait une saynète où elle était un général russe et moi l’insurrection polonaise qui devait résister ; de Delphine, dite « Toulouse », la kiné de Bellan qui adorait le philosophe Edgar Morin – son sourire le jour où elle a réussi à dégotter une place pour une conférence de l’auteur de « la Voie » – et puis le sourire de Valentin, mon frère africain, compagnon de chambre pendant des semaines, avec qui on se charriait chaque matin sur nos ronflements respectifs en comparant le nombre de Boeings qui avaient décollé pendant la nuit, et qui commençait la plupart de ses phrases par un « hélas » mélodramatique.
Ici ça recommence : tous les matin j’ai le sourire de Molli, l’infirmière qui vient prendre la tension – et celui des « trois tambours du Kerala », les costauds qui malaxent bras et jambes de droite à gauche et vice versa avant de me donner le bain – le sourire de Marianne la patiente hollandaise qui a dirigé une séance de chi kong puis méditation à laquelle je n’ai participé qu’une fois (mon sourire à moi quand, en plein milieu du passage où l’on regarde ses propres pensées passer comme des nuages, j’ai vu transiter un beau bock de bière avec sa mousse blanche) ; j’arrête là, ça va faire catalogue.
J’en oubliais un, bien important : la veille de mon entrée à l’hôpital, avec Léonard nous avons été rendre visite dans son ashram au moine Ritodgata, celui dont on voit la belle présence dans le documentaire « Mon médecin indien » où la productrice Nella Banfi – qui a, entre autres, avec le « Journal intime » de Nanni Moretti, produit le seul film profondément drôle sur le cancer- raconte son histoire médicale personnelle de voyage avec le cancer (je ne la connais pas mais il me semble qu’elle n’aimerait pas « lutte contre »).
Dire que Ritodgata se marre (avec Léo on l’a un peu rebaptisé « le moine Rita Mitsouko, à cause de mes soucis initiaux pour mémoriser son nom et le prononcer), c’est pas grand-chose ; à l’en croire, ses journées se passent à méditer et à blaguer – avec les autres membres de l’ashram et avec les visiteurs – venus pour la journée ou hôtes en résidence pour quelques semaines). Ca m’a fait penser à mon père, qui eût à l’instant compris cette forme de religiosité, lui pour qui une bonne journée à Fontvieille pouvait se dérouler entre les siestes méditatives dans son pigeonnier et des apéritifs prolongés sous l’abricotier (je ne m’assieds jamais en dessous sans penser à lui, surtout quand une cigale se met de la partie – « tiens, c’est papa qui rigole ».
Ainsi, peut-être, nos vies roulent-elles et des liens secrets s’établissent entre des lieux, des êtres et des temps différents – et en nos corps se déposent ces sensations qui en éveillent d’autres, en harmonie, pour des musiques intérieures qui n’en finissent pas.
Coimbatore, le 5 décembre 2014
PS.
– Attention au froid, me dit le docteur Balagopal qui me rend visite deux fois par jour.
– Excusez –moi, docteur mais il fait 21 degrés dehors à six heures du matin, chez nous ça s’appelle de la douceur.
– Je vous rappelle que vous n’avez pas le droit de sortir du bâtiment ces jours-ci. Mais si vous le faites et que je ne suis pas au courant, couvrez-vous la tête et les oreilles.
– Ok, doc !
– Et il se fend la pêche.