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« Vive la vedette ! » est l’un des chapitres du Plaisir des yeux, un des deux livres d’essais critiques de Truffaut, et Gabin n’y a pas une ligne. Tout juste est-il cité dans Les Films de ma vie, à propos de La Grande Illusion – il est vrai que c’est de Renoir qu’il est question, un des rares intouchables du cinéma français. Dans un article d’Arts (1959) Truffaut y va carrément au bazooka : « Ce sont [Gabin et Gérard Philipe] des artistes trop dangereux qui décident du scénario ou le rectifient s’il ne leur plaît pas. Ils influencent la mise en scène, exigent des gros plans. Ils n’hésitent pas à sacrifier l’intérêt du film à ce qu’ils s’appellent leur standing et portent selon moi la responsabilité de nombreux échecs. » Lorsqu’un journaliste suisse lit cette phrase à Lino Ventura, le « fils spirituel » cinématographique de Gabin, son protégé, son ami, celui-ci entre dans une violente colère. Truffaut n’est pas plus clément dans le cadre privé de sa Correspondance. S’il fait référence, évoquant à son ami Lachenay sa propre situation de déserteur, au Quai des brumes de Marcel Carné, il n’en donne même pas le titre, mentionnant « ce film qui se passe au Havre ». Trente ans plus tard, conseillant un jeune auteur qui a, lui écrit-il, écrit « le meilleur scénario que j’aie lu depuis huit ans », il lui recommande de ne pas l’envoyer à Gabin, « qui n’y comprendrait rien ». Est-ce adouci par le temps ou arrondi par les succès qu’il conseille à Depardieu d’accepter de jouer dans Fort Saganne,« un rôle de militaire, comme Jean Gabin dans Gueule d’amour » ? Hors Renoir, aucun des autres rôles de Gabin ne trouvera grâce à ses yeux, hormis La Traversée de Paris, un des deux films de Claude Autant-Lara qu’il admire – avec réserve pourtant, car il classe avec un certain mépris ce metteur en scène complexe et ambigu dans la vaste caste du « cinéma français de qualité » qu’il voue aux gémonies – avec ses acteurs et scénaristes. Pour ne rien arranger, avec le temps Gabin est associé à Audiard, à ses mots d’auteur, ses répliques – et Truffaut déteste Audiard et tout ce qu’il représente, détestation que le scénariste des Tontons flingueurs lui rend bien.
Laissons le jeune Truffaut à ses règlements de comptes néo-vaguistes et revenons à notre « monstre ». Un cinéphile a appelé John Wayne le Jean Gabin du cinéma américain (ou Gabin le John Wayne du cinéma français, je ne sais plus). On comprend ce qu’il voulait dire, dans le sens où un acteur populaire en vient à incarner pour le grand public national l’image rêvée du spectateur – et Gabin jeune fut cela, de même, sur un mode différent, que Gabin vieux. L’homme à cheval qu’est John Wayne, le bel ouvrier, le soldat héroïque, le déserteur incarné par Gabin jeune, le flic qui ne lâche pas, le voyou avec un code d’honneur, le paysan obstiné joués par Gabin le Vieux, ce sont des Américains ou des Français en mieux. La comparaison entre les deux acteurs atteint vite ses limites.
John Wayne, cow-boy ou soldat, n’a jamais joué que « John Wayne » alors que Gabin a excellé dans des rôles d’une infinie variété, incarnant chacun de ses personnages tout en restant Gabin. Imagine-t-on John Wayne en artiste, en homme politique, en clodo, en cheminot ? Gabin et Wayne sont l’un et l’autre des icônes, des « monstres sacrés », mais Gabin est un comédien beaucoup plus accompli. (À suivre)