COMMENT DEVENIR DE GAUCHE EN DOUZE HEURES CHRONO ?

18 mai 2022

Pour des raisons diverses il est devenu de plus en plus difficile d’être de gauche aujourd’hui.
Si vous êtes de droite, dommage, tant pis pour vous, mais j’ai peu de goût pour le prosélytisme : chacun sa merde.
Non ! vous, (comme moi), êtes ou avez été de gauche.

La gauche OK, mais laquelle ? De la gauche socialo-momolle à l’extrême, il n’y a pas que des nuances idéologiques ou de notables différences politiques sur des sujets majeurs (l’écologie,la proportionnelle, la fiscalité, l’Europe, le déplacement ou la destruction du mur de la Paix conçu par Mme Clara Halter, l’âge de la retraite à taux plein, les adhésions de la Finlande, de la Suède et de l’Ukraine à l’Otan – j’allais oublier les moyens de faire regagner la France à l’Eurovision) ; il y a les acrimonieuses querelles de personnes, divergences et rivalités qui peuvent tourner à la haine. Vous me direz, à droite ils en ont aussi ! Of course, mais c’est comme ça, la droite, ils sont individualistes à mort alors que nous autres, à gauche, on a un putain de sens de la solidarité, on est collectifs.

Vieux gaucho, j’ai été formé à la gauche par un pote de jeunesse de mon père qui au milieu des grands cortèges communistes des années 1920 chargés de banderoles « Des soviets partout ! », s’était confectionné sa petite pancarte « Des soviets par-ci par-là ! ».

J’ajoute que depuis la défaite de Mitterrand en 1974, la gauche ne peut plus provoquer chez moi de sanglots de chagrin : la voir se trahir ou se déchirer ou s’enferrer dans les mensonges m’emplit de plus d’ennui que de tristesse. Une expérience personnelle récente me suggère cependant une méthode radicale pour convertir les sceptiques et ramener à gauche les déçus. Vous allez voir, c’est simple comme 1, 2, 3… 12.

1. – Ayez un petit accident bête, mais assez sérieux quand même pour créer un peu d’inquiétude chez vous et de panique affectueuse chez vos proches.

2. – Attention : si l’accident est trop minime ça ne vaut pas ; s’il est trop sérieux, ça ne vaut pas non plus, car le but du jeu est pédagogique, il ne s’agit pas d’y laisser votre peau.

3. – Arrivez aux Urgences du grand hôpital le plus proche de chez vous (liste des urgences hospitalières où il ne faut aller sous aucun prétexte disponible sur demande – n’oubliez pas le timbre pour la réponse) ; tâchez de ne pas arriver en trottinant, ça fait pas sérieux ; le mieux est l’ambulance.

4. – N’oubliez pas votre carte Vitale et votre téléphone portable chargé à 100 %.

5. – Prenez aussi un livre (vous ne lirez pas, mais il est important d’avoir toujours un livre).

6. – Asseyez-vous (ou restez allongé sur votre brancard) et, tandis que votre proche patiente au guichet où il apprend que l’attente est estimée à douze heures, ouvrez grands vos yeux et vos oreilles : il y a un type complètement alcoolisé ou drogué qui veut se battre et que deux agents essaient de maîtriser ; il y a un autre type complètement drogué ou alcoolisé qui fait des déclarations d’amour aux agents de service qui ont réussi à maîtriser le type qui voulait se battre ; il y a des gens qui crient, des gens qui pleurent, des gens qui geignent ; le seul calme est un bonhomme dans un coin qui s’est pissé dessus. Ah j’en oublie un, il a dégueulé, moitié sur lui, moitié à côté.

7. – Voyez sans désespoir repartir les ambulanciers qui vous ont gentiment transporté. Ne laissez pas les mots suivants monter à vos lèvres : « ne m’abandonnez pas, bande de salauds, ici c’est l’enfer. Dites-vous que votre (petit) accident aurait pu arriver dans un pays où on vous aurait laissé crever comme une merde ; ici on va vous soigner, c’est sûr. Et grâce à la jolie carte verte que vous n’avez pas oubliée, ça sera gratuit, ce qui est quand même assez magique.

8. – Tranquillisez votre accompagnant qui prend sur son repos pour vous assister et vous soutenir le moral : non, on ne repart pas dans un autre hôpital où il y aurait moins de monde ; qu’il (elle) rentre à la maison, s’il faut attendre douze heures vous attendrez douze heures – vous n’avez pas si mal que ça.

9. – L’accompagnant reparti, ouvrez votre livre et résistez à la vague de désespoir qui monte en vous (je suis seul, c’est horrible, peut-être que c’est vraiment grave).

 10. – Écoutez la dame à l’accueil appeler désespérément pour demander un        « délestage » – on est déjà pleins, il n’y a plus un box de libre, on en est                  à  douze heures d’attente.

 11. – Regardez les agents courir, les aides-soignants courir. L’un d’eux, pff pff, s’arrête devant le guichet : « Tu les as appelés ? — Oui, bien sûr. — Et alors ? — Ils refusent le délestage. » Vous étiez désespéré : mouais, il y en a de plus désespérés que vous, et ce ne sont pas forcément les malades.

Acceptez avec gratitude d’être roulé vers un box où vous patientez, un interne va venir vous examiner. Ça fait mal. Ne vous plaignez mal, car : a) vous n’êtes pas une chochotte ; b) si vous ne vous étiez pas fait mal, vous ne seriez pas aux urgences à 3 h 30 du matin, mais dans votre lit.

Laissez-vous rouler dans la salle suivante. On va venir vous chercher pour la radio. Patience.

Prenez votre livre, reposez-le. Écoutez plutôt : « J’ai mal, je peux avoir encore un calmant ? — Non, madame, vous en avez eu il y a une demi-heure, on ne peut vous en redonner sans l’accord du médecin. — Il est où, le médecin ? — Ne vous inquiétez pas, il vient. — Je ne peux rien avoir tout de suite ? J’ai vraiment mal. »

Reprenez votre livre. Un jeune Arabe parle en arabe au téléphone. Il parle très fort : impossible de vous concentrer sur votre livre, impossible de vous endormir.

Tendez l’oreille. C’est votre nom qu’on appelle, là ? « Je suis là ! »

Laissez-vous rouler vers la radio. À la question (idiote) « Vous pouvez vous tenir debout ? » ne répondez pas par un aboiement furieux, mais calmement prononcez ces mots : « Je suis désolé, mais je ne peux pas. »

Laissez-vous manipuler en ne protestant que si ça fait très mal.

Ouf, c’est fini, on roule vers une autre salle d’attente – pas la première, celle de la guerre, de l’amour, du pipi et du vomi.

Attendez. Oui, il est 5 heures du matin et vous n’en pouvez plus, mais il y a des cas plus graves que le vôtre – la dame qui hurle qu’elle a mal, le mot « amputation » qui jaillit depuis le poste de soins.

Dites bonjour à la docteure (vous avez entendu son prénom, elle s’appelle Céline, comme une soignante sur deux à l’hôpital) qui vient vous dire que les radios sont bonnes. Ne pleurez pas quand, à la question « Je peux partir, alors ? » sa réponse tombe : « Non, on a encore un examen à faire – par sécurité, car je ne suis pas inquiète. » Tentez à tout hasard : « Vous n’êtes pas inquiète et moi je suis rassuré, donc je peux peut-être rentrer maintenant. » Ne pleurez toujours pas quand la réponse revient en boomerang : « Non, monsieur, ce n’est pas possible, nous ne pouvons pas vous laisser partir comme ça, nous devons faire cet examen. »

Toujours pas de larmes, juste un petit soupir, lorsque Céline délivre le coup fatal d’une voix douce : « Il va falloir être patient, ça peut durer des heures. »

Respirez : vous êtes fatigué, Céline est fatiguée, tout le monde est fatigué. Vous continuez à dire « bonsoir » par réflexe aux aides-soignants, aux internes, aux brancardiers – et pourtant c’est le matin, une dame assez enceinte embarque des sacs-poubelle tandis que Céline appelle la pharmacie, car on manque de tel antibiotique.

Finalement un nouveau brancardier vient vous chercher. Il approche la soixantaine et ses longs cheveux gris sont noués en catogan, le truc des « vieux jeunes » ; malgré son look un peu terrifiant, il est sympa et tandis qu’il roule la conversation se noue. Il vous fait confiance ou bien il se lâche direct : il est anti-Macron, antivax. Comme il ne manque pas d’humour, vous l’écoutez avec plaisir.

Examen. Tiens, ça fait pas mal et c’est plutôt moins long que ce à quoi je m’attendais.

Dites merci au monsieur ou à la dame et résistez à la tentation de poser la question : « Alors ? » À ce stade, si vous n’avez pas encore compris qu’à l’hôpital on est patient ou on le devient, c’est à désespérer de votre cas.

On roule : « M.Cool catogan »» vous dépose dans le couloir – tous les box sont occupés. Céline passe – ou bien Audrey, sa collègue. Réprimez le cri de désespoir qui allait jaillir : « Céliiiine ! »

Attendez : personne ne va vous oublier dans un couloir, comme ça, à 7 heures du matin.

Céline court, Audrey court, ils courent tous, une dame geint, des ambulanciers arrivent pour emmener M. Bouanga – oui il est là, assis dans la salle d’attente, mais ses papiers ne sont pas tout à fait prêts.

20 % de batterie sur le téléphone : ça va.

Tiens, Céline. « Les résultats du dernier examen sont bons, quand vous serez chez vous, il faut prendre rendez-vous pour en faire un dernier. — Pendant qu’on y est, quitte à ce que j’attende encore un peu, on ne pourrait pas le faire ici et maintenant ? » Céline : « Étant donné que ce n’est pas une urgence vitale, il vaut vraiment mieux que vous fassiez ça en ville. Ne traînez pas trop non plus, c’est important. »

On peut appeler l’ambulance ? Vous devez appeler chez vous, vous n’avez pas vos clés. Céline est patiente aussi : « On a les résultats de l’examen, mais on doit attendre le rapport officiel. Ne vous inquiétez pas, s’il n’est pas arrivé dans cinq minutes, je les appelle. »

Il est 7 heures, Paris s’éveille et vous, vous avez sommeil. Cinq minutes, dix minutes, pas de Céline. Vous entendez toujours sa voix qui réclame les antibiotiques, vous la voyez qui se lève pour sortir gentiment du poste de soins la dame qui, il y a une demi-heure, avait encore une alcoolémie à 2 g, puis gémissements d’une autre dame à qui « cool catogan n°2 » doit faire une prise de sang. Elle est désolée, c’est plus fort qu’elle, c’est une phobie. CC1 était sympa et CC2 est un génie. « Comme je vous comprends !, dit-il, moi c’est le dentiste. » La dame cesse de geindre et se marre. Cinq minutes après je les entends rigoler tous les deux. « C’est déjà fini ? demande-t-elle. — Oui. » Je me dis que CC2 devrait être nommé directeur de l’AP-HP ou, au moins, chef de service – quel service ? chais pas, mais un grand service, genre ici, à Larib. En attendant il est payé au SMIC ou genre et je l’entends dire à Céline ou Audrey (ou les deux) : « Ça y est, j’en ai ma claque, dans six semaines c’est fini, je me casse. »

Céline. « Comment, Céline, c’est vous, quel bonheur ! »

Céline montre un papier : ne te réjouis pas trop vite, mon frère, car c’est bien le rapport, mais version préliminaire. What’s the what, Céline are you kidding me ? — No sir, je suis sérieuse, il faut attendre le rapport officiel et la transmission des données médico-légales. Ça va prendre longtemps ? Un certain temps. Pas d’inquiétude, ce temps n’est pas perdu, elle prépare les papiers.

Les ambulanciers arrivent quelques minutes après 8 heures, incroyablement joviaux et réveillés pour des mecs qui ont bossé toute la nuit ou bien qui viennent d’attaquer une journée d’enfer.

Farfouillage dans l’enveloppe avec mes papiers : radios, ordonnances, merde, where is ze  fucking bon de transport ? Là-dessus Céline arrive au galop et tend le papier. « Vous avez votre carte Vitale ? — Hell no, on l’a rendue à mon fils à mon arrivée parce que je n’en aurais plus besoin. — Vous connaissez votre numéro de Sécurité sociale ? » En temps normal je connais mon numéro par coeur, mais là, tel l’élève qui a révisé, mais sèche devant sa copie d’examen, je ne sais plus rien. 15 % de batterie, ça va, j’appelle mon fils. Le pauvre a dû dormir une heure et il va falloir qu’il se lève pour m’ouvrir et, en plus, descendre avec ma carte Vitale.

12. – Assis dans l’ambulance, vous revivez les meilleurs moments de l’expérience et la lumière se fait ; en vrai de vrai, si on veut changer ça, la gauche est la seule solution.

Dodo quelques heures. Réveil comateux, mais quand même je sais.

Malgré l’accumulation des doutes et des déceptions, je suis – j’ai toujours été, en fait – de gauche. Le spectacle (gratuit) est intolérable : la vague les vaincus définitifs de notre société échoue chaque jour, chaque nuit, aux urgences et on demande aux hôpitaux de les retaper autant que possible avant de les remettre dans le circuit de leur vie misérable. On fait ça (vous, moi, pas seulement MM. Macron et Véran et ceux qui les ont précédés) sans les payer décemment, sans leur donner les moyens nécessaires, dans la désorganisation la plus complète. Tout ça, fruit de la rationalisation et de la modernisation : cost-cutting et performance.

Être de gauche, follohoueurs, follohoueuses, ce n’est pas seulement dire « c’est moche, c’est insupportable, c’est honteux ». c’est faire quelque chose.

Me voici chez moi, la jambe (gauche, of course) surélevée, une poche de glace sur le genou. Il y a des élections bientôt et mon âme est en paix : il faut, plus que jamais, voter à gauche si on veut que ça change vraiment.

À gauche, oui, mais alors, laquelle ?

Vous savez quoi ? Moi j’ai fait mon boulot, et en six heures chrono seulement. Si vous ne me croyez pas, coupez-vous, cassez-vous la gueule, mettez-vous un truc bizarre dans le cul et allez-y constater par vous-même. Si c’est à Larib aux urgences traumatologiques (« circuit court »), soyez sympa, dites à Céline que je vais bien et demandez-lui si la dame qui était là avant moi dans la nuit de jeudi à vendredi est encore là.

Alors, quelle gauche ?

Je n’en sais rien, moi, démerdez-vous !

PS. Ouais, tout ça me donne une bonne excuse pour passer le plus temps possible allongé dans mon canap’ et voir ou revoir les films de mes « monstres » du cinéma français. Après Gabin arrivent Lino, Romy, et les autres.