Dans un article récent publié dans le « Guardian » de Londres, l’écrivain Richard Ford fait une promenade impressionniste dans le jardin de ses nouvelles préférées. Il place au sommet la célèbre nouvelle de Tchékhov, « la Dame au Petit chien ».
Il y a nombre de raisons d’être d’accord avec lui et, à la lire et la relire, on ne sait trop ce qu’il faut le plus admirer dans cet art de provoquer une émotion profonde et durable à partir de la liaison ordinaire de deux personnages médiocres. « Prends quelque chose dans la vie courante, sans intrigue et sans fin… » recommandait Tchékhov à un apprenti écrivain et ce n’est pas, en effet, de son originalité que son histoire tire sa force, mais de sa banalité même.
Une des techniques qu’il emploie est l’usage discret d’une couleur dominante : ici, le gris. Le gris des yeux d’Anna Sergueievna, d’abord, que Gourov, « l’homme à bonnes fortunes » évoque au premier soir de leur rencontre. Le gris du brouillard et de la neige moscovite qui lui semblent bientôt envelopper le souvenir de leur brève liaison. La palissade de bois grise, hérissée de clous, qui entoure sa maison quand il fuit Moscou pour la retrouver. La couverture grise de la misérable chambre d’hôtel où il est descendu, la robe grise qu’elle porte quand elle le retrouve, « la robe qu’il préférait ».
De gris en gris, Tchékhov fait passer le temps d’une vie, et les larmes nous montent en yeux quand débute la dernière page de l’histoire : « C’est maintenant seulement, alors que ses cheveux commençaient à grisonner, qu’il aimait véritablement – pour la première fois de sa vie. »Il faudrait avant d’écrire fermer les yeux et, oubliant situation, thème et personnages, simplement évoquer la couleur dominante.
Référence : La Dame au petit chien et autres nouvelles (Folio/Gallimard). The Granta Book of the American Short Story, ed. Richard Ford.