Des quelques années où, à défaut d’enseigner ce que je ne savais pas, je tentais avec des succès divers de faire partager ma passion de la lecture attentive à des étudiants appelés à devenir journalistes, il me prit l’envie de collectionner les premières phrases. J’eus à ce sujet plusieurs conversations délicieuses, dont l’une avec l’éditeur Olivier Cohen. Nous comparions nos souvenirs : la précision presque entomologique de certaines entrées en matière, le flou rêveur de certaines autres. Pour la précision, sa favorite, je crois, était le début de La Chartreuse de Parme : « Le 15 mai 1796, le général Bonaparte fit son entrée dans Milan à la tête de cette jeune armée qui venait de passer le pont de Lodi, et d’apprendre au monde qu’après tant de siècles César et Alexandre avaient un successeur. » J’avais du goût pour deux débuts d’Aragon : « La première fois qu’Aurélien vit Bérénice, il la trouva laide. Franchement, elle lui déplut. » et : « Cela ne fit rire personne quand Guy appela M. Romanet papa. » – où Aragon dit plus tard qu’en l’écrivant il n’avait aucune idée de qui pouvait être ce « Guy » et ce « M. Romanet ».
Dans le flou méditatif, Olivier prisait particulièrement la première phrase de Moby Dick : « Call me Ishmael. » La traduction française donne : « Appelez-moi Ismaël », qu’on ne saurait contester, mais qui ne rend pas le halo d’incertitude qui entoure la phrase du chef-d’oeuvre américain.
Si j’ai bonne mémoire, Olivier proposait un « Appelez-moi Ismaël, mettons », qui se discute mais ne manque pas d’audace. Il n’est pas interdit de suggérer: « Vous pouvez (ou « pourriez ») m’appeler Ismaël », une invite imprécise dont le seul inconvénient est que Melville aurait pu l’écrire ainsi en anglais (« you may » ou « you might as well ») si telle eût été son intention. Or, des grands prosateurs américains, Melville est l’un des plus poétiques, donc l’un des plus précis : c’est donc qu’il a souhaité qu’autour de ce « call me » flotte un ruban de brume marine. Il n’y avait pas d’urgence romanesque à révéler au lecteur le nom de son narrateur. Alors est-ce juste comme ça, au pif, qu’a débuté la chasse à la baleine ? Que nenni ! Ce serait oublier que, comme plusieurs personnages centraux du livre – dont le célèbre capitaine Achab -, son inspiration générale et son substrat sont bibliques – Moby Dick elle-même n’est-elle pas un avatar de la baleine qui avala l’infortuné Jonas ? – dont il est d’ailleurs longuement question au cours d’un des premiers chapitres du livre dans le sermon d’un tonnant prédicateur. Un éditeur moderne parlerait paternellement à l’auteur : « Herman, vous avez du talent et votre histoire est intéressante, mais vous me proposez un roman d’aventures dont les premiers chapitres sont encombrés de références religieuses. Vos lecteurs connaissent moins bien l’Ancien Testament que vous, mon vieux, et vous allez les décourager avant même de les avoir embarqués à bord du Pequod. Alors de grâce, accélérez ! » Au contraire – et bien heureusement – Melville ralentit : c’est que – ainsi qu’il le dit, explicitement cette fois, la méditation et l’eau lui paraissent intimement liés et que son livre, sans doute écrit en état d’auto hypnose, est une belle, une profonde et terrifiante promenade méditative sur les océans à laquelle, une vingtaine d’années plus tard, le vagabondage subaquatique mystique de Jules Verne fera écho. Histoire de finir par un autre commencement, j’en donne la magique première phrase : « L’année 1866 fut marquée par un événement bizarre, un phénomène inexpliqué et inexplicable que personne n’a sans doute oublié. »