Aux abattoirs

15 octobre 2010

I

Il y a quelques mois, je me trouvais dans un abattoir de Tarascon, département des Bouches-du-Rhône, petite ville plus connue pour son Front National, son château et son Tartarin. Avec beaucoup d’hésitations, traversant une aube brumeuse et pluvieuse, j’avais chaussé les survêtements – blouse, chapeau, chaussettes – tout semblables à ceux que l’on distribue dans les maternités. J’étais resté coincé un temps dans une vaste chambre froide où il fallait pousser des carcasses de vaches pour se frayer un chemin. Enfin, selon mon vœu étrange et contre moi-même aussi, je me trouvais au carré d’abattage, dans la Cité du Sang.

Où que je tourne les yeux, pas moyen d’y échapper, carcasses fendues, tripes vomies, empilement des yeux, craquement des pinces coupant les cornes, tout un dégoulinement de vivant qui se meurt, qui est mort, bruits de section, de succion, odeurs de merde et d’ammoniac, tandis qu’à l’autre bout du bâtiment traversé de rigoles de sang retentissaient, me semblant si lointains, les bêlements bucoliques d’une centaine de brebis qui savaient ou ne savaient pas leur sort – c’est tout un. Au milieu de cela, les hommes, nous : le territoire des tueurs, comme ils se nomment eux-mêmes et depuis toujours, sans faux semblants. En quelques minutes, malgré mes efforts vains pour me tenir à l’écart, ma blouse était aspergée de sang et mes mains également : innocent de la mort qui était donnée ce matin-là, semblable à tant d’autres matins, je n’en étais pas moins souillé. Une femme un peu forte, aux allures d’aide soignante, accrochait des étiquettes aux oreilles et alignait des cervelles sanguinolentes sur une table. Je lui demandai sa fonction : c’était la vétérinaire chargée de veiller à l’hygiène et à la protection des animaux. Un petit homme au corps sec, à l’allure épuisée, me racontait les temps anciens, quand il fallait tout faire à la scie ou la hache ; d’un mariage à l’autre il était, me dit-on, le père de la plupart des tueurs. On était, en quelque sorte, en famille. Un de ces jeunes géants, débonnaire, voulut, par jeu, me passer un couteau afin que je l’aide à égorger un agneau. « Vous verrez », me dit-il énigmatiquement, sans me préciser ce que je verrais. Je déclinai poliment, il suffisait pour cela de laisser parler une dose de courage et six de lâcheté.
Je sentis que j’échappais, sans me guérir du souvenir qui me hanterait désormais, à une sorte d’initiation pas si différente du bizutage que les nazis proposaient, dans les camps, aux nouveaux arrivants pour les dessaler le plus vite possible. Partageons ce mystère insondable d’un meurtre accompli à deux mains jointes, et nous serons frères, liés par un pacte si fort qu’il n’aura pas besoin de mots pour s’imposer à nous. Monté au-dessus d’un caisson où arrivait un taureau, je suivis chaque détail de sa vaine lutte, de sa corrida immobile, subis le roulement de son œil furieux, avant de le regarder tenter d’échapper au pistolet d’abattage en s’accroupissant sur le fond métallique, dans un dernier effort pour échapper à l’évidence. Le tueur s’y reprit à deux fois avant que la bête ne s’effondre ; le caisson le vomit sur le sol. Je ne quittais plus son œil ouvert, j’étais Caïn, ou bien son frère, mais pas Abel. Je ramassai sa corne : elle ne me quitte plus. En la touchant, j’entends le piétinement, je vois l’œil noir qui me regarde. Je ne l’ai pas tué, je ne l’ai pas mangé, je n’ai pas honte mais je me souviens et j’ai peur. Un enfoncement près de sa pointe marque un de ces coups insensés par lesquels l’animal marqua sa réticence à devenir un de ces nouveaux produits de boucherie dont les appellations très « style » séduisent les jeunes consommateurs et créent des emplois – tout ça en barquettes « taureau bio ».
 

Sur une autre chaîne, les agneaux arrivaient maintenant. Je me réfugiai de l’autre côté du piège où ils étaient un à un basculés, engourdis d’une décharge électrique avant d’être égorgés. Dans l’étable, un petit jeune homme trapu et volubile, au poil noir, partagea avec moi sa mélancolie de n’être pas encore un membre à part entière de l’aristocratie des tueurs mais un simple garçon de ferme, qui déchargeait les bêtes des camions et nettoyait leur merde. Il savait pourtant, m’assura-t-il, tuer tout aussi bien qu’un autre et, si on l’avait laissé faire, il eût participé au massacre avec une implacable compétence. En attendant il insultait les agneaux, les traitant de sales cons quand ils n’avançaient pas assez vite, les frappant à grands revers de mains, et s’ingéniant à les coincer sous la trappe à baïonnette située à l’entrée du couloir vers le piège ; que les bêtes se piétinent, se cassent un jambe, qu’elles bêlent tant et plus – tout était pour lui signe d’une condition inférieure. Comme d’autres avant elles, les bêtes méritaient bien ce qui leur arrivait.
Je ne le vis pas comme un sadique, un homme cruel, mais si j’ose dire comme un homme qui exprimait avec simplicité ce dans quoi nous étions tous engagés. Peut-être même rendait-il possible, et comme légitime, un acte nécessaire, accompli sans plaisir ni perversité, mais au nom de la demande de tous, de leur besoin en protéines animales. Avec ma curieuse manie de poser la main sur la chair chaude, gluante de terreur, des agneaux condamnés, et mon obstination à les libérer du panneau qu’il leur avait envoyé sur le dos comme si c’était une guillotine, c’était moi l’hypocrite. Que faisais-je d’ailleurs que les libérer pour les pousser un peu plus vite vers leur mort, à quelques mètres de là, à l’autre bout du tunnel ?

Plus tard, après avoir assisté à une séquence d’abattage halal, où la miséricorde électrique n’est pas autorisée, je partis en conversation avec l’un des tueurs qui n’avait pas apprécié son nouveau rôle d’assistant. Il est vrai qu’égorger un agneau inconscient semble facile – alors que récupérer des mains du sacrificateur une bête qui se débat et envoie des giclées de sang est une espèce de corps-à-corps sans suspense mais sans agrément. « De toute façon, me dit-il d’un air dégoûté, je ne les aime pas, ces Arabes. » Ainsi la boucle était bouclée : cons d’agneaux, saloperies de brebis et détestables Arabes, nous étions, avec nos blouses couvertes de sang et nos grands couteaux, en divine mission face à tous les sales bêtes qui nous entourent. Comme disaient sans sympathie excessive les Goncourt de leur ami Maupassant rendu délirant par le développement de la syphilis : « il animalise » – autant dire il n’est plus des nôtres. La fine fleur de la civilisation c’était nous, et pas eux. Un soulagement m’envahit, qui dure encore, et que je vous invite à partager.