Pour Samira,
et ses sœurs,
et son père aussi.
Au commencement il y avait le silence…
Le silence des ombres, de ceux qui existent à peine pour les autres et même pas pour eux-mêmes. Silence de la solitude et des larmes reniflées, silence de la nécessité qui te mange le ventre sans te nourrir, silence de la peur qui t’accompagne à chaque pas et ne te quitte pas, même quand tu dors
Les premiers sons, ce n’étaient pas des voix humaines – des claquements secs rebondissant de mur en mur, des grincements de tout ce qui ne marche pas, des hurlements animaux, des grognements, des cris qu’il fallait étouffer ; chaque nuit, le monde familier redevenait sauvage et ta ville une espèce de jungle où il fallait survivre jusqu’au jour d’après
Au commencement, chez toi n’était jamais chez toi, tu montais et descendais les escaliers, mais c’étaient toujours ceux des autres
Au commencement tu te promenais les mains sur les oreilles, comme si dehors c’était une forêt de bruits blessants et impossibles à comprendre, tu marchais les mains sur les yeux et les pieds en dedans et comme le désespoir se creusait en toi comme la vie s’amenuisait tu ne voulais plus qu’une seule et dernière chose qui ne te serait pas donnée : être enterré sur ta terre, ta terre, là-bas
Et moi, mon frère, si las, j’étais là, tout près, si loin, et je ne te voyais pas
Et puis il y eut un grouillement, comme une protestation ancienne et informe qui montait de la terre et faisait appel à des émotions enfouies, interdites. Tes fils accomplirent avant de parler quelques actes décisifs, quelques gestes incohérents et violents – il fallait le sang, il fallait le feu et que la colère se roule en boule et dilate les thorax comprimés, enfle les gorges desséchés, explose au bord des lèvres assoiffées
Au commencement, disais-tu encore, il n’y avait rien, que le silence… Mais déjà, plus personne ne t’écoutait, et tu pouvais croire que le silence t’ensevelirait
C’était trop tard : les voix rageuses de tes fils, parlant une autre langue que la tienne, s’envolaient à tous les coins de rue, elles battaient la ville au rythme inquiétant de roulements tapageurs, rimant mais disait-on sans rime ni raison, n’appelant plus l’amour par son nom, frottées de trop de murs, salies de trop de traces, soulées de trop de coups, revendiquant le meurtre comme de tout temps firent les révoltés en leur adolescence, croyant racheter par des ululements à la mort tout ce que la vie leur refusait
Dans nos têtes trop de sang, ils disent,
La ville gravée sur mon front, ils disent,
Ils sont devenus incontrôlables, ils disent, ces siffleurs d’hymnes,
J’ai de l’asphalte dans la tête, ils disent
Et moi, mon frère, si las, j’étais là, tout près, si loin, et je ne te voyais pas
Enfin s’avancèrent les femmes, cheveux libérés ou fronts voilés, elles avaient des choses à dire quoique le français leur soit langue malaisée et l’orthographe un champ de mines. Elles sortirent ensemble, timides au début, et puis enhardies, et chuchotèrent les premiers mots. Elles parlaient de souvenirs perdus, de bonheurs timides que bitume et malheur n’avaient pas recouverts, elles parlaient de bijoux, de lumière et d’amour, la voix basse et encore enrouée de tout ce silence où elles avaient mariné pendant des années
La porte, la porte devant elle, elles commencèrent à la décrire et puis à voir ce qu’il y avait derrière, un passé, des paysages, des fantômes, des litanies, des chansons, des flûtes de montagne, des soirées endormies et des matins qui s’éclaircissent
Alors les femmes s’enhardirent, leurs noms sonnèrent, première volée, Rachida, Najat, Saida, Latifa, deuxième volée, Zohra, Odette, Petra, Souad, Fatiha, leurs rires et leurs battements de mains résonnèrent sans plus de peur, elles ouvraient des portes et des fenêtres et découvraient le monde, et versaient des larmes et chantaient des mots nouveaux qui disaient trois sous de peine et trois sous de bonheur, c’était la vie, la vie qui coulait à flots comme de la lumière, les choses de la vie, toujours les mêmes, j’ai mal, tu sais, ça me fait du bien, reviens, reste, je t’aime, je ne l’aime pas, je voudrais tellement, je ne sais pas,
Les mots les mots les mêmes dans toutes les langues et que pourtant il faut une langue au moins pour dire – et peut-être deux, pourquoi pas trois ? – car si les dire ne suffit pas à changer la vie, à ne pas les dire on s’étouffe lentement, on laisse la mort prendre possession de la vie et emporter sa part avant que le temps ne vienne, le temps de s’en aller, retourner à la terre, disent les uns, aller vers le Ciel, disent les autres
Elles étaient belles, ces femmes, et leur joie était belle à voir, leurs joues roses de fierté, leurs nuques redressées, leurs robes colorées, leurs mains envolées comme des oiseaux, et les mots n’étaient plus étrangers dans aucune langue, mots d’ici, mots d’ailleurs, mots de l’exil et du manque, mot du chagrin, mots de la joie, mes mots à moi, disait chacune, nos mots à toutes, disait le chœur des femmes
Et moi, ma sœur, si las, j’étais là, encore lointain, déjà si proche, et j’écoutais, je me gorgeais de tous ces mots, j’en avais soif jusqu’à plus soif
A la fin, quand la salle était vide, l’écho d’une voix courait encore le long des murs, une voix qui parlait de la paix et disait, sans se lasser, qu’il faut pouvoir parler pour exister
Et moi j’ai bu encore de ces mots-là, qui sont des mots de vie, et je n’ai plus cessé, je suis resté frère de ces frères-là, frère de ces sœurs-là, et je les emporte avec moi, partout, et si je ne sais pas, certains jours, ce qu’est l’espoir, cela me revient
C’est quand au fond du silence il y avait des voix.
A Wazemme, juin 2009