TRUFFAUT, L’HOMME QUI AIMAIT (8)

27 mai 2021

Quand on n’a que l’amour

L’amour est le grand thème de Truffaut, celui de sa vie, celui qui imprègne ses films même quand il n’en est pas le sujet apparent. Point commun entre le jeune homme, qui a grandi près de Pigalle, dans des rues à sex-shops et hôtels de passe et les gamins des Mistons, excités par la silhouette sensuelle de la jeune Bernadette Lafont et qui la traquent : l’obsession du corps féminin, désirable, inaccessible, interdit.

Curieux de penser qu’avec cela les images explicitement érotiques sont rares chez Truffaut, qui préfère le plus souvent suggérer que montrer. Même lorsque la suggestion va assez loin, dans les caresses exhibant le haut des cuisses des plus jolies femmes, les soeurs Dorléac surtout (Françoise, puis Catherine une fois, Catherine une deuxième fois), l’image reste curieusement chaste. À l’instar de bon nombre de ses personnages masculins, Truffaut l’homme est toujours l’adolescent échauffé et timide, qui a envie, mais n’ose pas.

Power to the women

Avec son cerveau peuplé de fantasmes « Belle Époque », à base de porte-jarretelles et de bas de soie, on ne va pas faire de Truffaut un féministe de choc, mais il faut bien reconnaître qu’il n’a pas tort de noter que le plus souvent, ses personnages féminins sont plus forts, plus « virils » que ses personnages masculins. Tandis que ceux-ci hésitent, tergiversent, biaisent, elles vont jusqu’au bout. Dans l’amour,  dans la folie, dans le meurtre parfois. Jules et Jim passeraient leur vie à laisser Catherine aller et venir entre eux, mais Catherine, ayant décrété que ce n’est pas possible, décide pour eux trois : emmenant Jim pour une promenade en voiture, elle en finit avec les hésitations en balançant la voiture dans un ravin. Une dizaine d’années plus tard, quand la même Jeanne Moreau, devenue Julie Kohler (La mariée était en noir) décide de régler leur compte à tous les imbéciles qui par jeu, mais accidentellement, sont responsables de la mort de son mari, elle va jusqu’au bout. L’étonnante Bernadette Lafont d’Une belle fille comme moi tue, triche, manipule, ment — même au seul homme qui veut sincèrement l’aider ; on ne la voit pas pour autant comme une épouvantable salope, son charme résiste à son absolue absence de scrupules et s’en nourrit ; l’on en vient, contre son propre jugement, à comprendre et encourager en silence le jeune Stanislas (André Dussollier épatant dans son premier rôle au cinéma) à se laisser séduire et abuser.

Et quand Truffaut choisit des acteurs réputés pour leur « mâle attitude », il les monte presque toujours faibles, indécis, flottants. Dans le duo Belmondo/Deneuve de La Sirène du Mississippi, cette « histoire d’amour inversée », le bonhomme, c’est elle ; idem, une dizaine d’années plus tard, dans le duo que Depardieu forme avec Deneuve pour Le Dernier Métro. Quand le duo devient un trio, pas de changement ; dans le trio Desailly/Benedetti/Dorléac, ce sont les deux femmes — l’épouse et l’amante — qui prennent les décisions et recueillent notre sympathie plus que l’homme, exaspérant, empêtré dans ses mensonges puis dans son « qu’est-ce que j’peux faire ? j’sais pas quoi faire » ; même situation vingt ans plus tard dans le dernier trio truffaldien : Depardieu/Michèle Baumgartner/Fanny Ardant. Pour le récit de cette passion impossible, Truffaut le narrateur s’efface et cède sa place à une narratrice : c’est le beau personnage de Mme Jouve (Véronique Silver). On retrouvera Fanny Ardant revêtue du trench-coat de Sam Spade dans Vivement dimanche : non seulement elle est très sexy dans cette tenue, mais c’est elle qui mène l’enquête, donne le rythme et le ton, imposant sa ferme et mystérieuse autorité à un Jean-Louis Trintignant dépassé par les événements.

L’amour, c’est une joie, c’est une souffrance aussi.

Hommes ou femmes, les personnages de Truffaut sont en mal d’amour. Ils ne pensent qu’à ça, ils s’en rendent malades, ils en deviennent dingos, ils en tuent, ils en meurent, comme Bertrand Morane (Denner) dans L’Homme qui aimait les femmes qui finit victime de sa frénésie de conquêtes féminines — le film nous dirige vers plusieurs fausses pistes ; ce n’est pas sous la main vengeresse d’une maîtresse jalouse qu’il succombe, mais tout bêtement, renversé et tué par une voiture alors qu’il traverse pour aborder une femme à la silhouette attirante. On peut toujours marginaliser comme de distrayantes pathologies l’obsession collectionneuse de Morane ou les séries criminelles de Julie Kohler et Camille Bliss, mais ils sont des extrêmes contenus en germe dans la passion amoureuse. Les ravages de l’amour n’épargnent personne : c’est le coeur broyé par la perte de la femme de sa vie que Julien Davenne (Truffaut) s’est retiré du jeu amoureux et enterré vivant avec les figures des morts dans la chapelle de La Chambre verte ;pour Adèle H., elle vit seule et jusqu’à la folie sa passion proustienne pour une Odette mâle, un type qui n’en vaut pas la peine. Si la vie d’Adèle se poursuit, elle n’en guérit pas, refusant avec détermination le retour à la raison ou le bonheur assagi des amours possibles. Là où Marion (Deneuve) et Bernard (Depardieu) renoncent à vivre leur désir, peut-être au nom d’un amour plus fort (celui de Marion pour son mari Lucas), le même Bernard (Depardieu, of course) et Mathilde (Ardant), ne renonçant à rien deleur passion, seront amenés à renoncer à tout. Ils ont tenté l’arrangement adultérin : intolérable souffrance ; écarté l’arrachement — l’un à l’autre, à leurs aimable conjoints respectifs : intolérable souffrance. Ni avec toi, ni sans toi : au nom de cette devise tragique, ils ne peuvent que mourir ensemble. (À suivre)