NOTRE AMI MODIANO

12 janvier 2015

 

Je me permets d’y ajouter un petit élément personnel.

 

Je n’ai rencontré Modiano qu’une fois.

 

J’avais vingt-cinq ans et je publiais mon troisième livre ; il était déjà reconnu et célèbre. Mon amie Anne Gallimard – une des rares portant ce nom à n’avoir jamais travaillé pour la maison du « petit animal cracheur d’encre » (expression de Raymond Queneau si je ne m’abuse) m’emmenait parfois dans des soirées chez son oncle Robert ; la conversation roulait en anecdotes mettant Sartre et autres géants en jeu ; je me sentais inutile et illégitime, tant auprès des vivants que des morts, dont la présence était écrasante. Mon livre était bien accueilli (le premier avait éveillé une vague curiosité, le deuxième avait rencontré une indifférence quasi-générale) et j’étais à quelques jours de là, un des invités de l’émission de Bernard Pivot. Arrive Modiano, protégé par son épouse à la beauté discrète, et peu décidé à jouer le rôle vedette de cette soirée – ce qu’il était néanmoins, qu’il le veuille ou non. En quelques minutes, il m’avait pris sous son aile et me donnait des conseils sur mon passage télé – que le plus célèbre bégayeur de la littérature française soit mon média-trainer – comme on ne disait pas encore – était d’une ironie qui m’échappa entièrement et, à défaut de la substance de ses conseils, j’en retins la gentillesse, la générosité si rare d’un aîné que j’admirais. Après la soirée, Anne me confia que Patrick avait avec son plus jeune fils Pascal d’interminables débats  sur la longueur des rues de Paris ; je ne sais pas ce qu’en a retenu Pascal, mais je ne peux ouvrir un livre de Modiano sans y chercher – et y trouver – ces notations d’arpentage d’une précision contrastant avec le flou qui entoure ses personnages et leur passé.

 

Quelle meilleure façon de rendre hommage à ce merveilleux écrivain que de ressortir des rayons ceux de ses livres que nous avions déjà et d ‘aller commander chez notre libraire favori ou sur notre liseuse ceux que, par hasard, nous n’avons pas – ou plus. Avant le Nobel, Ulysse a eu à étudier en classe « La Ronde de nuit » – en quoi il a trouvé à illustrer favorablement une discussion que nous avons eue il y a quelques années :

– Papa, pourquoi certains livres au début on n’y comprend pas grand-chose et on galère sans bien comprendre ?

– T’inquiète, fils, souvent c’est un moment à passer, et la récompense vient ensuite.

– Mais si la récompense ne vient jamais ?

– Ça s’appelle un livre chiant et il y en a pas mal…

 

Il a donc un peu souffert dans l’univers des personnages des premières pages de « La Ronde de nuit », où nul n’est ce qu’il se donne pour être, avant d’y entrer avec un enthousiasme croissant rare pour une lecture scolaire ; m’ayant entendu raconter ce qui précède, il a suggéré que j’appelle «mon ami Patrick » afin que l’auteur tranche devant la classe une série de désaccords d’intentions et d’interprétations qu’il s’était permis d’avoir avec son professeur ; j’ai précisé qu’il ne fallait pas confondre une ancienne rencontre (sans doute oubliée par l’intéressé) avec une amitié, en espérant qu’il ne s’était pas imprudemment vanté d’un succès facile auprès du « copain » de son père.

 

Il y a bien un  terrain sur lequel je me sens  encouragé à dire Modiano mon ami- et c’est le terrain commun : si les livres sont, pour reprendre la belle expression d’Alexandre Jollien, des « amis pour le bien », les siens sont des amis fidèles, à la fois rassurants et pleins de surprises ; avec le temps on a beau croire les connaître, ils sont comme ces très belles femmes dont le mystère ne s’épuise pas mais se transforme seulement avec le temps et ne cesse de nous laisser rêveurs et admiratifs, renonçant à en pénétrer la force par l’intelligence mais soumis , envoûtés, silencieux…