J’aimais courir l’hiver, un bonnet sur la tête mais en short et sans gants, quand l’Hudson charriait des blocs de glace; je dépassais Pier 40 pour descendre jusqu’à la Battery, poussant parfois jusqu’au pont de Brooklyn avant de faire demi-tour; je voyais le panneau indiquant Jane Street, où j’avais passé quelques jours lors de ma première visite à New York, en 81, l’année du « changer la vie ».
Je ne savais pas que là étaient les camions abandonnés où dans les années 70, les « queers » venaient furtivement chercher un peu de sexe anonyme; au même endroit s’installèrent les bars gays avec leurs backrooms dont la prolifération, avec celle des bath houses fut l’une des causes de la dévastation par le sida des gays new yorkais ; par ici depuis longtemps les hommes étaient venus mater et draguer les jeunes marins, comme peut-être Melville y avait aperçu la silhouette du « handsome sailor » qui lui inspira Billy Budd…
Rien de tout ça ne reste, je crois, c’est un vaste chantier le long du West Side Highway, des mamans promènent leurs poussettes au milieu des joggers le long du Hudson River Park, il y a yoga gratuit sur les Piers. De l’autre côté de la rivière, le skyline inélégant de Jersey City, au sud la longiligne Freedom Tower n’efface pas l’absence des Twins… Bientôt, quand je saurai marcher comme un grand, j’irai courir là-bas, entouré d’ombres, un oeil devant moi et l’autre vers la rivière.