C’est à Rome, étranglé par le chagrin de la mort d’une amie (just a lady friend, petits cochons, no sex !) que Chateaubriand conçoit pour la première fois le projet de ce qui deviendra les Mémoires d’outre-tombe. Cela s’appelle « Mémoires d’une vie » ( il a trente-cinq ans). Voici ce que ça donnait :
« Après avoir erré sur la terre, passé les plus belles années de ma jeunesse loin de mon pays, et souffert à peu près tout ce qu’un homme peut souffrir, la faim même, je parvins à Paris en 1800 ».
Pas mal envoyé, faut dire. Écrivant à quarante ans de là, il note une partie de ce qui eût été perdu – non pour nous[1], mais pour son plaisir d’écrire. Ni sa famille, ni son enfance et sa jeunesse, ni ses voyages ou son exil ne font alors partie du projet – pas plus les magnifiques reportages (sur la cour à Versailles, le Paris révolutionnaire) ou les portraits de célébrités ou d’anonymes qui font pour nous le prix de cette œuvre unique.
Toute question stylistique à part, il me semble qu’écrire d’outre-tombe plutôt qu’encore attelé à sa vie le libère. Le Chateaubriand public, apologue du christianisme, ne pourrait décrire la mort de Pauline de Beaumont sans en faire une scène édifiante. Ici, les intentions générales demeurent, mais à travers sa peine s’expriment des sentiments d’une violence que le style, toujours tenu, ne rabote en rien : les larmes sont encore accrochées à chaque mot. « nous tous qui prétendons vivre, nous sommes déjà morts.» Ne faut-il pas avoir beaucoup perdu d’êtres aimés pour écrire ces lignes ? Né triste et « ennuyé » de nature, Chateaubriand semble parfois n’avoir « traîné sa vie et ses songes que pour creuser le sillon d’un profond chagrin d’être. À bientôt deux siècles de distance, l’outre-tombe donne à la relation d’une vie aventureuse en tous domaines la richesse, la complexité tonales d’infinies vibrations qui nous touchent plus profondément que ne l’eussent fait les « Mémoires d’une vie », même superbement écrites.
[1] Quoique… malgré les pages où il proclame so peu d’intérêt pour la postérité, il semble souvent engagé dans un dialogue imaginaire avec des humain du futur.